Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire : on est heureux — de voir une vraie et grande souffrance si dignement supportée. Ce qui nous semble mériter bien plus d’estime encore, c’est la grande vigueur morale que le poète anonyme déploya dans son œuvre expiatoire, c’est la droiture constante et la marche toujours ferme d’une conscience accablée pourtant d’un si lourd fardeau. C’est le propre et aussi l’écueil de tout travail de réhabilitation d’outre-passer la mesure et de donner dans l’excès ; le fils des croisés qui voudra se concilier la révolution sera toujours le premier à se coiffer du bonnet phrygien. À qui du reste aurait-on plus aisément pardonné d’avoir embrassé les passions extrêmes et les idées exaltées qu’à ce fils qui voulait faire oublier un père, et qui avait de plus pris pour arme la poésie, c’est-à-dire la passion et l’exaltation mêmes ? Il sut pourtant résister à cette dangereuse tentation, et celui qui avait tant besoin de gagner les faveurs de l’opinion l’a presque toujours bravée dans ses penchans et ses caprices : fidèle sans doute au sentiment national, mais refusant de subir les engouemens du jour, se mettant au contraire hardiment en travers du courant, au risque de recueillir une impopularité qui devait lui être doublement douloureuse. Qu’on veuille bien peser ce qu’un tel courage avait de grand et de méritoire dans une telle situation ! Son début littéraire fut signalé par un défi intrépidement jeté aux rêveries humanitaires et socialistes qui avaient alors la vogue dans son pays, et plus tard il s’arma de toutes les foudres de sa poésie pour combattre une propagande démocratique dont il ne prévoyait que trop les funestes conséquences, mais qui à cette époque avait subjugué presque tous les esprits. Il heurta la nation non-seulement dans des prédilections politiques passagères, mais jusque dans ses sentimens les plus profonds et les plus enracinés, et il prêcha par exemple l’impuissance de la haine à un peuple subjugué, opprimé, rongé par le désespoir, proclamé mort, et qui voyait précisément dans cette haine toujours vivace la garantie de sa vitalité. Il glorifiait en outre l’idée d’un martyre sans combat et d’une résistance toute morale, idée peu faite pour être goûtée par les masses, et surtout, ce semble, par un peuple guerrier d’instinct et bouillant de sa nature. Il prêchait en général une théorie d’un mysticisme sublime, mais qui prêtait d’autant plus à la critique et à la suspicion qu’elle semblait côtoyer une résignation énervante, et pouvait être confondue avec elle. Encore longtemps après la mort du poète et à la veille même des derniers événemens de Varsovie, la démagogie effrénée ne s’est pas fait faute de railler la « couardise lyrique » du grand anonyme[1]. Il ne se laissa pourtant jamais

  1. Mieroslawski. Insurrection de Posen, 2e édit. 1860.