Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si je m’éloigne de ces latitudes pour aller au Brésil, ma pêche est manquée ; l’hiver viendra, et je ne trouverai plus par ici que des nuits interminables et des froids à geler mon équipage en plein midi. N’êtes-vous pas bien ici, senhora ? N’ai-je pas mis à votre disposition tout ce que j’ai de meilleur, de plus précieux et. de plus comfortable ? .

— Baleines à l’avant ! cria tout à coup le marin placé en vigie sur le mât de misaine.

À cette voix, le capitaine Robinson se leva comme s’il eût été poussé par un ressort ; son œil s’illumina d’un rayon d’enthousiasme. — Prenez garde, senhora, prenez garde à vous, on va mettre les pirogues à flot !

— Baleines à l’arrière et à tribord ! cria l’autre matelot perché sur les barres du grand perroquet. Les baleiniers s’agitèrent tous à la fois ; leurs pas précipités ébranlèrent le pont dans toute sa longueur. Dona Isabela regagna sa cabine aussi vite que le lui permettait son état de faiblesse. La Joaquinha, qui soutenait sa démarche chancelante, se retourna plus d’une fois pour lancer sur le capitaine Robinson des regards courroucés. Elle ne comprenait pas qu’un désir de sa maîtresse ne fût pas un ordre pour lui. « Ah ! murmurait-elle en descendant l’escalier, si le navire était commandé par ce jeune homme blond aux yeux bleus qu’ils nomment M. James, on aurait plus d’égards pour nous !… »

Durant tout le jour, les pirogues de pêche, manœuvrées par des bras nerveux, sillonnèrent l’Océan, à la poursuite des baleines. Plus d’un harpon lancé avec adresse s’enfonça sur le dos des grands cétacés, dont le sang se mêla à l’écume des flots. Tout autour du navire, il se livra des combats acharnés ; mais la résistance était vive de la part des baleines attaquées. Le capitaine Robinson suivit d’abord avec sa longue-vue, et sans y prendre une part active, les péripéties de cette lutte prolongée ; bientôt, emporté par son ardeur, il se jeta dans un canot et courut rejoindre les pirogues au plus fort de la mêlée. Il était là, les cheveux au vent, pareil à un triton, excitant ses matelots du geste et de la voix. Les baleines se montraient ce jour-là d’une humeur intraitable. À peine piquées, elles plongeaient à des profondeurs incommensurables, puis revenaient à la surface de l’eau en bondissant avec fureur. Il fallut plusieurs fois couper au plus vite les lignes fixées sur les harpons pour empêcher les pirogues de couler à pic. L’une de ces embarcations, dans laquelle le capitaine Robinson avait pris place, fut brisée en deux morceaux par la queue arquée d’une baleine comme une paille sous la faucille d’un moissonneur. Secouru à temps par les hommes de l’équipage, le capitaine fut sauvé ; mais deux de ses matelots périrent, broyés sous le coup terrible que le monstre leur