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lui, il répond avec l’accent de la poésie ! Elle est fatiguée du bal bruyant qui forme un contraste si pénible avec les douces émotions de son cœur, et elle tombe presque en défaillance ; mais le comte l’a trouvée si belle dans son épuisement et sa pâleur, qu’il la prie de retourner à la danse. « Moi, je resterai et je te regarderai, comme j’ai regardé souvent dans ma pensée des anges glissans. » Elle lui jure qu’elle n’en a plus la force ; il insiste, il supplie, et il est obéi !… C’est par de tels traits que le poète marque dès l’abord ce caractère. Aussi n’est-on plus étonné de retrouver bientôt le comte Henri errant dans les montagnes par des nuits sombres et poursuivant de nouveau ses fantômes d’autrefois. « Depuis mon mariage, dit-il, j’ai dormi du sommeil des engourdis, du sommeil des goinfres, du sommeil du fabricant allemand auprès de sa femelle allemande. » Sa femme est née pour le foyer et le jardinet, « mais non pour lui ; » ce n’est pas celle qu’il avait rêvée. Les accens d’une grande douleur ne lui manquent certes pas, non plus que les images puissantes ; mais quel sentiment plus profond et même plus poétique dans ces simples paroles de la jeune femme : « Hier j’ai été à confesse, et je me suis rappelé tous mes péchés, et je n’ai pu rien trouver qui ait dû t’offenser ! »

Un fils naît de cette union, et le père n’est pas présent à la cérémonie du baptême au moment où son enfant reçoit un nom et entre dans la cité humaine. La mère s’avance chancelante, l’œil hagard et troublé par le délire ; elle s’écrie, à la stupéfaction des assistans : « Je te bénis, George, je te bénis, mon enfant ! Sois poète pour que ton père t’aime, pour qu’il ne te renie pas un jour ! Tu mériteras bien de ton père, et tu lui plairas, et alors il pardonnera à ta mère… Je te maudis, si tu ne deviens pas poète !… » Elle est folle, et on l’emmène dans une maison d’aliénés. À cette nouvelle foudroyante, l’âme du mari se déchire et éclate en sanglots, en remords. « Celle à qui j’ai promis la fidélité et le bonheur, je l’ai jetée de son vivant dans un séjour de damnés. J’ai détruit tout ce que j’ai touché, et je me détruirai moi-même. L’enfer m’a-t-il vomi pour que je sois son image sur la terre ?… Sur quel oreiller va-t-elle aujourd’hui reposer sa tête ? Quels sons vont l’entourer cette nuit ? Les cris et les hurlemens des possédés !… » Il poursuivrait encore longtemps peut-être ce monologue, si une voix sardonique et mystérieuse ne lui criait tout à coup : Tu composes un drame !… Cette folie de la femme est d’une invention magistrale, et c’est avec un art qui semble dérobé au génie de Shakspeare qu’on voit appliquer ici la justice poétique au héros du drame. Il trouvait sa femme trop pratique, dormant tranquillement à des heures réglées et ne quittant jamais la terre. Eh bien ! elle quittera