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supplée à tout. C’est en elle que se concentre la vie publique du pays ; elle est le foyer où convergent toutes les idées, toutes les tendances de la société. C’est ce qui explique la popularité actuelle de la littérature en Russie et ce sentiment de sympathie qui se tourne vers elle à chaque coup qui la frappe ou la menace. Ce n’est pas le moment des œuvres savamment et patiemment composées ; il y en a peu de ce genre aujourd’hui. Il faut au mouvement actuel une forme plus rapide, plus accessible à tous, allant plus directement au but. Aussi presque toute la littérature russe du jour se concentre-t-elle dans ces recueils dont je parlais, qui comptent des milliers de lecteurs, et dont les principaux sont le Contemporain, le Messager russe, les Annales de la Patrie, la Parole russe, le Fils de la Patrie, la Bibliothèque russe, etc. Toutes les questions qui remuent l’Europe y sont agitées ; les œuvres de l’Occident sont commentées, popularisées, et il va sans dire que l’esprit d’opposition libérale domine partout, quoique avec des nuances diverses. Il n’est pas permis, il est vrai, de parler de la Russie, de son gouvernement, de son administration, de ses hommes publics, de ses agens les plus obscurs ; mais on parle de l’Angleterre, de la France, de la Belgique, de l’Italie, pour décrire leur civilisation et leurs progrès, et on parle de l’Autriche ou de toute autre puissance absolue pour mettre en lumière les vices du despotisme, les suites funestes de la centralisation, les côtés ténébreux du monde bureaucratique et de la police. Dans ces procédés d’enseignement indirect et d’allusion, les écrivains russes sont arrivés au dernier degré de l’art ; ils disent tout ce qu’ils veulent dire, et avec une habileté à dérouter la censure. Ils l’ont pu jusqu’ici d’autant plus aisément que les censeurs, hommes pour la plupart de médiocre instruction, employés subalternes, pris au hasard, souvent parmi d’anciens officiers, ne laissaient pas d’avoir quelque peine à se reconnaître dans cette habile stratégie organisée autour d’eux. Dès qu’il n’était question dans un article ni du gouvernement, ni de l’empereur, ni des ministres, ni de la police, ni de l’armée, ni de la justice, ils n’y voyaient plus rien et laissaient tout passer.

Un fait curieux d’ailleurs s’est produit dans les premières années du règne de l’empereur Alexandre II, un fait qui peint les mœurs russes, et qui est un trait de la situation nouvelle du pays. Pour mieux éteindre le feu de cette vieille citadelle de la censure, on se décidait à entrer en ami et par subterfuge dans la place. Des hommes d’une situation aisée et indépendante, pour qui l’appât d’un traitement n’était rien, qui n’avaient point à s’effrayer d’une révocation, se présentaient pour être censeurs. C’étaient, par le fait, des alliés des écrivains, et tout marchait merveilleusement. Un censeur était-il