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révoqué pour avoir été trop libéral, il était remplacé par un homme qui suivait bientôt la même voie. Le gouvernement a fini par apercevoir le jeu et par choisir des censeurs plus sévères. Les journaux n’avaient pas moins eu le temps de travailler avec une efficacité singulière à l’éducation politique du pays, et le niveau de cette éducation en Russie est aujourd’hui bien plus élevé qu’on ne pourrait le penser. Les notions exactes sur le régime constitutionnel, sur les conditions de la liberté politique, sont devenues familières à tous les esprits cultivés. Les écrivains russes sont allés plus loin, et ne se sont pas bornés aux discussions théoriques. Ne pouvant parler ni du gouvernement, ni de ses actes, ni de ses agens, et assaillir de front l’ennemi, c’est-à-dire les déprédations administratives, les abus de la police, de la bureaucratie, ils ont invoqué la fiction ; ils ont écrit des scènes de mœurs où tout était réel, excepté les noms, et où l’on voyait défiler, sous un voile transparent, des gouverneurs, des généraux, des directeurs de police. Le public ne s’y méprenait pas ; il savait de qui on parlait, et il lisait avidement ces choses légères. Une fois sur ce terrain, on s’est encore enhardi, et on a commencé à désigner plus ouvertement quelques-uns des personnages officiels. C’est ce qu’on a nommé en Russie la littérature accusatrice. C’est peut-être cette littérature qui a pénétré le plus profondément dans les classes inférieures, pour lesquelles les questions politiques restaient assez obscures, mais qui comprenaient à merveille dès qu’on leur parlait des malversations des employés, du despotisme des gouverneurs, de l’arbitraire des généraux, des excès de toute l’administration, et qui se sont bientôt intéressées à cette multitude d’écrits périodiques. Le nombre des lecteurs s’est accru en effet en Russie depuis quelques années dans des proportions surprenantes, et la vie de l’esprit est devenue un besoin non-seulement dans les deux capitales, mais encore dans les villes de province, où des cabinets de lecture se sont formés.

Deux recueils ont marqué principalement dans cette agitation littéraire si nouvelle, — le Messager russe et le Contemporain. Ce sont deux puissances véritables, dont chacune a sa sphère d’action. Le Messager russe, qui compte plus de sept mille souscripteurs, représente les idées constitutionnelles ; il a pour éditeur et pour rédacteur un habile publiciste, M. Katkof, qui s’applique avec un rare talent à populariser les institutions anglaises. Sous sa direction, le Messager russe est devenu un enseignement permanent de droit public, d’administration, d’économie politique, et au moment où s’est agitée la question de l’émancipation des paysans, les discussions du Messager ont singulièrement servi le gouvernement lui-même, qui avait laissé aux journaux une certaine latitude sur ce point spécial