Je réponds que l’on confond ici deux ordres d’idées complètement différentes. Sous ce mot obscur d’Intelligence active, il y a deux théories, celle d’abord qui consiste à placer au-dessous de Dieu, au-dessous des anges, entre les anges et l’homme, un agent chargé d’illuminer la raison des hommes, théorie bizarre, faussement imputée par les Arabes à Aristote ; c’est la théorie d’Avicenne et de Maïmonide. Plus tard, cette doctrine se modifia ; on absorba l’Intelligence active en Dieu, et dès lors elle fut conçue comme le foyer primitif éternel et infini, d’où émanent par une loi nécessaire toutes les intelligences créées, abîme sans fond où, après avoir un instant joui de l’existence individuelle, elles doivent se replonger.
C’est sur Averroès, à tort ou à raison, que la tradition a fait peser la responsabilité de cette seconde théorie. Elle est, j’en conviens, panthéiste et fataliste, et sous ce double rapport elle a de l’analogie avec le système de Spinoza ; mais Spinoza a-t-il beaucoup connu, a-t-il beaucoup pratiqué les averroïstes ? c’est au moins douteux. Le passage cité plus haut est-il une allusion aux doctrines d’Ibn-Roschd ? C’est possible, je ne le nie pas, mais je ne voudrais pas l’affirmer. Spinoza a pu penser aux kabbalistes, comme l’ont cru d’habiles critiques[1]. Il est certainement curieux de le voir abriter sa théorie sous la tradition juive. Peut-être même l’allusion s’adresse-t-elle à Maïmonide[2] ; mais la question qu’il s’agit de résoudre, c’est de savoir si Spinoza a trouvé dans Maïmonide, non pas telle ou telle pensées équivoque, mais les principes du panthéisme. Cette question n’est pas de celles qu’on résout par conjecture. Les pièces du procès sont sous nos yeux. Eh bien ! je dis que le panthéisme et le fatalisme ne sont pas dans Maïmonide et que Spinoza n’a pu les y trouver. Pour soutenir le contraire, il faudrait confondre Maïmonide avec Averroès. Or c’est une vielle erreur réfutée par la critique contemporaine que de voir dans Averroès le maître de Maïmonide. On sait aujourd’hui que Maïmonide n’a jamais vu ni pu voir Averroès[3], et Maïmonide lui-même nous apprend qu’il n’a connu les écrits du philosophe arabe que fort tard, dans sa vieillesse. Dira-t-on que si Maïmonide n’a pas reçu d’Averroès la théorie panthéiste de l’Intelligence active, il a pu en trouver le germe dans Avicenne ? Cette hypothèse est démentie par l’œuvre entière de Maïmonide et par l’esprit qui anime toute son entreprise d’exégète et de philosophe. Maïmonide entend si peu la théorie de l’intelligence active au sens panthéiste qu’il admet dans les chapitres