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mais on n’en a jamais… » Cela ne convainquit pas Richard, qui fut inébranlable.

Dès le lendemain, il était à l’atelier et ne le quitta plus ; le soir, moyennant deux francs par mois, il allait dessiner à la classe d’académies de Suisse, et sans relâche il travaillait. Quand Pradier lui disait : « Ça va bien ! » il avait du bonheur pour huit jours. Malgré l’inégalité de son caractère, tantôt gai jusqu’à la folie et tantôt absorbé jusqu’au spleen, il était aimé de ses camarades, qui reconnaissaient en lui une bonté sérieuse, à laquelle jamais on ne faisait appel en vain. Il possédait un fonds de naïveté inépuisable, et sans cesse on le rendait victime de ces charges usitées dans les ateliers ; il en était toujours dupe, s’indignait de sa propre crédulité, en riait avec les autres, jurait qu’il n’y retomberait plus, et s’y laissait reprendre le lendemain.

Quelque extrême que fût sa parcimonie forcée, les mille francs paternels s’en allèrent sou à sou ; il eut de mauvais jours, mais sans s’abandonner il lutta avec une singulière persistance. « Le diable est vieux, tout malin qu’il est disait-il en riant ; moi, je suis jeune, et j’aurai le dessus ! » Le soir, en grand secret, dans sa mansarde, il faisait des modèles de chenets, de garde-cendre, d’encriers, de flambeaux, qu’il allait vendre de la main à la main aux fabricans de bronze du faubourg du Temple. La mode alors était au rococo ; il inventa je ne sais quel, sujet de pendule Pompadour qui lui fut payé six mille francs. Les fabricans ne le revirent plus. À son insu et à sa façon, il avait imité Keppler, qui composait des livres d’astrologie pour continuer ses études astronomiques.

Vers l’âge de vingt ans il concourut, fut admis en loge, et, s’il n’eut pas le prix, il fit du moins concevoir l’espérance qu’il l’obtiendrait un jour. Il avait développé ardemment toutes ses facultés d’artiste ; sa persévérance faisait souvent dire à son maître : « Je ne suis pas inquiet de lui, il arrivera. » Cependant il ne devait pas arriver. Son âme, si ferme, si précise pour ainsi dire, lorsqu’il s’agissait du devoir et de l’art, devenait molle et flottante dès que le cœur était en jeu. C’était un artiste, ce n’était pas un homme ; il ignorait la vie : soit par nonchalance, soit par un de ces inexorables besoins d’aimer qui poussent les meilleurs esprits dans des voies mauvaises, il se laissait souvent entraîner par de folles créatures qui le bernaient à qui mieux mieux. Il s’était lié avec une Juive de l’île Saint-Louis, qui servait de modèle dans son atelier. Quand ses camarades, qui en savaient plus long que lui à cet égard, le raillaient de son choix singulier, il tombait en tristesse et leur disait : « Pourquoi voulez-vous m’empêcher d’être heureux ? » Pradier lui en parla et l’engagea vivement à rompre ce commerce, qui ne pouvait que