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lui être préjudiciable. Richard se troubla et balbutia les mots d’amour, de réhabilitation, d’injustice des hommes. Le maître le regardait avec surprise : d’un mot il mit fin à la conversation. — Tu auras beau imaginer, lui dit-il, avec un pot cassé, tu ne feras jamais un pot neuf. — Richard mit un peu de retenue dans sa conduite, mais il ne put se décider à rompre. Il lui était insupportable que sa maîtresse continuât de poser, il le lui défendit ; mais il fallut alors subvenir à ses besoins : il fit quelques dettes et travailla de nouveau pour les marchands de bronze ; parfois il restait une semaine sans paraître à l’atelier. On raconta un jour à son maître qu’on avait vu Richard debout sur un échafaudage et sculptant un dessus de porte sur un hôtel du faubourg Saint-Honoré.

À cette époque, le duc d’O… retournait en Espagne après avoir été longtemps ambassadeur à Paris, et il cherchait un sculpteur habile qui put l’accompagner et rester hors de France pendant environ deux années ; Le duc voulait faire restaurer une galerie de statues mutilées aux mauvais jours d’une révolution et construire un monument destiné à la sépulture de sa famille. Pradier consulté désigna Richard, qui ne se décida qu’après mille hésitations qu’il fallut vaincre l’une après l’autre. — Tu resteras deux ans absent, lui dit le maître, et puis tu nous reviendras fortifié par les travaux que tu vas faire tout seul, enrichi de quelques économies, débarrassé de ta sotte passion, et tu auras encore six ou sept ans devant toi pour obtenir le grand prix.

Richard partit, non sans une grosse peine et prêt à céder la place à ses amis d’atelier, qui enviaient son aubaine. Sa bonne fortune devait se tourner contre lui. Ce ne fut pas deux années qu’il demeura en Espagne, ce fut dix-huit ans, pendant lesquels on n’entendit plus parler de lui. Un beau jour il revint, un peu comme le pigeon de La Fontaine,

Traînant l’aile et tirant le pied.

Que s’était-il passé durant cette longue période ? On ne l’a jamais su positivement. On a dit qu’il s’était marié à une femme peu digne de lui, qui le trompait scandaleusement sans qu’il s’en aperçût, et qu’il avait enfin abandonnée lorsqu’il n’avait pu se refuser à l’évidence, Malgré l’argent qu’il avait gagné par son travail, il avait presque toujours côtoyé la misère, car sa femme, indolente et sensuelle, vivait dans une incurie voisine du désordre. À son retour à Paris, Richard, dont les anciens camarades avaient presque tous fait un assez brillant chemin, se trouva dépaysé, sans relations, obligé de recommencer dans sa virilité les pénibles démarches que la jeunesse accepte avec insouciance. Plus d’une fois le cœur lui