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d’une femme qui n’aurait pas mieux demandé que de jouer au sentiment avec lui. Il est riche, à ce qu’il paraît : il lui eût été bien facile, pour son argent, de rencontrer quelque espèce peinturlurée qu’il aurait menée au spectacle, et qui l’eût aidé à fumer ses cigares ! Après tout, peut-être l’aime-t-il réellement. Eh bien ! s’il l’aime, il est libre, lui : pourquoi ne l’épouse-t-il pas ? »

Dans nos conversations, Richard revenait obstinément sur cette idée et répétait sans cesse : « Mais pourquoi ne l’épouse-t-il pas ? » J’avais essayé de lui faire comprendre que cela était bien difficile, pour ne pas dire impossible. « En quoi donc est-ce impossible ? répliqua-t-il avec raideur ; s’il l’aime et s’il est aimé, qu’est-ce donc qui s’y oppose ? Sommes-nous pétris d’une autre pâte les uns et les autres ? Je l’aurais épousée, moi, si j’eusse été libre ; mais, vous le savez sans doute, mon malheur est complet : je me suis marié en Espagne, et ma femme m’a quitté ; sans cela, est-ce que je n’aurais pas épousé Geneviève depuis longtemps ? »

Ces instans de colère étaient rares, je dois le dire, et le plus souvent la mélancolie seule dominait ce pauvre être, qui maintenant se sentait plus perdu dans la vie que Robinson dans son île. Alors il devenait vraiment touchant dans l’expression de sa tristesse, et c’est moins à lui qu’il pensait qu’à Geneviève. « Encore, disait-il, si je savais comment elle se porte ! Avec ses beaux airs de tout savoir, ce M. Maurice ne saura peut-être pas la soigner ; elle est très délicate, elle tousse souvent, elle a craché le sang pendant l’hiver dernier ; elle est nerveuse, la moindre contrariété la rend malade ; il ne ménagera peut-être pas ses susceptibilités comme je les ménageais, et j’ai peur que sa santé n’en souffre. Dieu veuille que la pauvrette soit heureuse et qu’elle ne regrette jamais la vie qu’elle menait près de moi et qui l’ennuyait si fort ! »

Pour le distraire et donner un autre cours à ses idées, je l’emmenais parfois à la campagne ; mais quel que fût le cercle que je fisse parcourir à son esprit pour l’abstraire un peu de lui-même, il revenait toujours et fatalement au centre douloureux d’où partaient toutes ses pensées. Ce fut pendant une de ces promenades, sur le bord des étangs de Chantilly, dont il fouettait les herbes à coups de canne, qu’il me raconta comment il avait connu Geneviève, et que je pus apprécier de quelle inqualifiable ingratitude il avait été récompensé, si toutefois il peut y avoir ingratitude quand l’amour est en jeu.

« Depuis mon retour d’Espagne, me dit-il, je vivais seul, le cœur plein de souvenirs pénibles, travaillant et cherchant à faire une chose impossible, c’est-à-dire à réparer le temps perdu. J’éprouvais parfois d’inconcevables fatigues, et pour me refaire un peu, je m’en allais à la campagne, au hasard de mes pas, qui m’emmenaient où