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par le soleil. Cette solitude est d’un grand caractère et fait oublier qu’on est à deux pas de la civilisation. Quelques aloès percent les ondulations de sable gris, des Arabes montés sur des chameaux passent au loin, un troupeau de bœufs va cherchant les places herbues du désert.

Je m’aperçois qu’il est sept heures et qu’il faut s’arracher à ce grand calme sauvage. Je marche sur un Arabe couché dans l’herbe et qui ne bouge non plus qu’une pierre. Je traverse les potagers ; les jardiniers mahonnais me voient passer et me remercient. Ce n’est pas ici comme aux environs de Toulon, où, après bien des pourparlers, pour vous épargner un détour d’une demi-lieue, on vous dit : Passez un peu, du ton dont on dirait à un mendiant : Vous n’aurez qu’un sou.

Au Caroubier, je trouve une voiture qui me ramène à Alger par la route de Mustapha-Supérieur, une délicieuse allée sinueuse sous un continuel berceau de verdure. Ma chère mère, nous ne savions pas ce que c’était que la végétation, et si tu venais ici, tu ne voudrais plus regarder la Provence.

19 mai. — Pentecôte ; aussi grande fête pour les Juifs que pour les catholiques. Promenade au Jardin-d’Essai avec M. Courcières, qui a l’obligeance de me piloter dans la ville ; de là au premier tombeau de Sidi-Mohamed-ben-Abd-er-Rhaman-bou-Koberein. Ouf ! quel nom ! Ce saint homme a trouvé moyen d’être enterré aussi en Kabylie, chez les Zouaouas. — Arabes, Kabyles et Maures vont en pèlerinage de l’un à l’autre ; aujourd’hui c’est grande cérémonie et fantasia à celui de Mustapha.

Nous voyons arriver de longues files de chameaux, de mulets, portant les tentes et les provisions ; des hommes, des femmes, des enfans, à pied, à cheval, à âne, tous couverts de poussière. Le cimetière est déjà plein de vivans : d’un côté les femmes, qui font brûler des cierges sur la tombe du saint ; plus loin, les hommes assis ou couchés sur les tombes. Les tentes sont dressées dans les herbages déjà foulés par les bêtes de somme. On fait ses dévotions ; on mange, on boit, on fume, on devise. Les marchands maures crient leur limonade, leur sirop de grenade, leurs gâteaux et leur cacahouet (pistache de terre ou arachide). Les agens de la police maure vont et viennent, éloignant les roumis (lisez chiens de chrétiens) des femmes de leur race. Quelques-unes de ces dames se dévoilent pour boire et fumer. Dans le lieu saint, elles ont le droit de montrer leur visage, dont les beaux yeux sont fort agaçans, soit avec intention, soit à cause de l’étrange expression que leur donne la peinture des paupières à l’intérieur. Les sourcils sont réunis tantôt par une ligne noire, tantôt par un trait orangé, le front orné