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toire : « Non ! — Quoi, non ? À quoi répondez-vous ? — Le pont de l’Harrach a été bâti par les Arabes il y a cent soixante ans. »

De la Maison-Carrée (ancienne forteresse turque devenue aujourd’hui prison pour les condamnés indigènes), je contemple l’immense plaine de la Mitidja, fermée par les dentelures bleues du Jurjura. En passant, je suis hélé par un chamelier qui, après m’avoir parlé arabe, me demande en sabir (langue franque) permission far mangiar djemmel, et il me montre ses douze chameaux broutant les chardons du talus ; il s’agit de les mener paître sur une colline herbue de l’autre côté de la route. J’accorde en bon prince la permission, laissant au destin le soin de la ratifier ou de faire intervenir le garde champêtre.

Le long des terrassemens du futur chemin de fer, je regarde en pensant à toi, ma chère mère, des amas de fleurs que je ne connais pas de vue et qui sont toutes belles à l’envi les unes des autres. Je gagne le rivage de l’Harrach, rivière assez large et peu profonde. Ses bords sont plats, mais couverts de saules, de tamarix en fleur et de grands roseaux où je ne sais quelles grenouilles indigènes poussent des cris formidables. Des bécassines et d’autres oiseaux d’eau dont le petit corps est monté sur des pattes en échasse s’envolent en criant aussi à mon approche. Une herbe rampante a cinq, huit et dix mètres de long dans les endroits vaseux. Une grande partie du rivage à peu de distance est cultivée en artichauts gigantesques qui croissent pêle-mêle avec des chardons non moins bien portans, de trois mètres de haut. Les aristoloches, les liserons, les smilax grimpent sur le tout, et quand ils rencontrent quelques figuiers ou chênes verts, ils s’en emparent et en font un dôme de verdure impénétrable.

En suivant le chemin, je voyais de loin une colline de sable couverte d’arbres inconnus. J’y suis monté, et j’ai reconnu que c’étaient des ricins. Je me suis promené sous leur ombre. Un peu plus haut, en cherchant un insecte vivant, une espèce de pimélie dont je ne trouvais que les débris dévorés par les scarites, qui pullulent dans ces buttes sablonneuses, je lève le nez et je me trouve en plein désert : un échantillon du Sahara avec la mer en face et les chaînes de montagnes à droite. Une immensité de sable pur, fin et brun forme çà et là des monticules ridés par le vent, de petites légumineuses à fleurs jaunes (medicago marina) tapissent de grandes étendues et se marient à des zones roses et violettes d’une espèce de sauge velue ; mais, en marchant vers la mer, on perd toute trace de végétation, le sable est parsemé de plaques blanches que je prenais de loin pour des touffes de marguerites printanières. C’étaient des amas de menus coquillages brisés, lavés par la pluie et blanchis