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spectateurs de hasard, ont dû risquer leur fortune avec chaque entreprise dramatique nouvelle. Leur ancien public n’avait pas les exigences du public contemporain, il ne leur demandait pas de grands frais de mise en scène et de grands succès dramatiques, car il venait au théâtre en bon voisin, en ami de la maison qui sait se contenter d’un accueil cordial et décent et d’un dîner supportable. Un vaudeville ingénieux lui suffisait, ou la reprise d’une vieille comédie qui l’avait ému autrefois et qui l’enchantait comme un souvenir, ou les débuts d’un acteur nouveau dont il aimait à pronostiquer l’avenir. Tous ces honnêtes moyens de fortune, modestes, mais certains, sont aujourd’hui sans efficacité ; il faut s’en remettre maintenant au dieu du sort et des batailles. Les directeurs de théâtre, obligés de jouer leur destinée avec chaque pièce nouvelle, cherchent à deviner ce qui peut le plus aisément attirer cette foule indocile, capricieuse, flottante de spectateurs d’occasion qu’on voit un soir et qu’on ne revoit plus d’une année. Les théâtres ne peuvent donc se sauver que par de grands succès dramatiques, lesquels ont pourtant l’inconvénient de laisser après qu’ils ont disparu le vide et le désert derrière eux. Jamais aujourd’hui un directeur de spectacle n’est aussi près de sa ruine qu’après un grand succès. Comment faire alors pour éviter recueil ? On n’a pas toujours sous la main un drame ou une comédie pouvant fournir une carrière de cent ou de cent vingt représentations. Les pièces capables d’une longue carrière, pour être devenues impérieusement nécessaires, ne sont pas devenues plus communes que par le passé. C’est même tout le contraire qui arrive : plus on aurait besoin de bonnes pièces, moins on en trouve. Reste une chance de salut, la splendeur de la mise en scène, le luxe du spectacle, les exhibitions de jolis visages et de clowns amusans. Voilà la raison d’être des féeries, des pièces à spectacle, et pour les appeler du nom qu’elles ont pris récemment, de ces pièces à femmes, qui se sont emparées de la moitié de nos théâtres au grand scandale des puritains et au grand déplaisir de tous les bons esprits.

C’est à la foule que les théâtres ont aujourd’hui affaire, ce n’est plus au public proprement dit, et ce mot doit même être abandonné désormais comme trop exclusif et trop étroit pour désigner cette masse de spectateurs venus de points si divers, qui se dirige comme un fleuve qui a rompu ses digues tantôt vers un spectacle, tantôt vers un autre, qui laisse subitement à sec le théâtre qu’elle inondait la veille, et qui va porter une fertilité momentanée à des théâtres jusqu’alors dédaignés. Les mouvemens de cette masse sont dirigés par des lois économiques et souvent même par des lois physiques de pesanteur, de flux et de reflux, qui n’ont rien de littéraire,