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joie et en même temps de l’appréhension à tous les plus notables habitans ; car il n’est point du tout aimé, et il n’y a personne qui n’ait d’abord deviné pour quelle raison je lui ai fait cette querelle d’Allemand. Je ne sais pas quand il paiera ; mais, à bon compte, il y a déjà cinq jours qu’il a douze soldats chez lui, et deux jours qu’il en a vingt, qui font assurément fort grande chère, et sont si soûls de vin, qu’ils ne veulent plus boire que de l’hypocras. »

Vous croyez peut-être que Louvois va modérer la verve de son agent ! Point du tout ; il craint de le voir devenir trop sensible. « Je vous prie de ne point vous lasser d’être méchant, et de pousser les choses avec toute la vigueur imaginable. » En attendant, « il mourait une furieuse quantité de peuple en Hollande, et les eaux y apportaient des millions de bestiaux morts et noyés. » C’était Luxembourg qui traçait ce tableau pour le ministre. « J’ai pensé, continuait-il plaisamment, ne vous point mander cela, pitoyable comme je vous connais, de peur de vous faire de la peine ; mais je n’ai pu m’en dispenser parce qu’il faut dire les choses comme elles sont. » Et Louvois lui répondait sur le même ton : « Je vous sais le plus méchant gré du monde de m’avoir si bien instruit de toutes les misères de Hollande, parce que j’en ai été touché au dernier point, et si j’avais ici des casuistes, je les consulterais pour savoir si je puis, en conscience, continuer à faire une charge dont l’unique objet est la désolation de mon prochain ! Et s’ils me conseillaient de la quitter, je m’en retournerais à Paris. Par bonheur pour moi, il n’y en a point à la suite de l’armée. »

Il y avait apparemment quelque grande raison d’état à toutes ces horreurs qui soulevaient contre la France l’irréconciliable colère des Hollandais et l’indignation de la conscience universelle. Louvois va nous la dire, et c’est ici que ce prévoyant administrateur se montre un politique à courte vue et à idée fixe : « Sa majesté trouve que de l’argent vaut mieux que leurs bonnes grâces… La ville d’Utrecht et son territoire ne pouvant demeurer possession française, il faut en prendre tous les avantages imaginables, sans se soucier de la bonne ou méchante humeur des habitans… Il vaut mieux conserver au roi cent soldats que de leur plaire. » Ainsi faire vivre l’armée aux dépens de l’ennemi, c’est à cette misérable considération que Louvois subordonne les intérêts généraux de la politique française. En vain Condé lui représente-t-il que « le profit qu’on tire ne vaut pas l’aversion cruelle qu’on s’attire, » Louvois se rassure en disant « qu’il est utile de faire crier les particuliers qui perdent leurs biens, qu’on les réduira ainsi infailliblement à faire la paix aux conditions que l’on voudra. » Trois mois après, leurs cris avaient ameuté l’Europe contre la France, et Louvois s’étonnait en-