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du jeune administrateur était quelquefois par trop provocant. « Je crois être obligé de vous dire, écrivait-il au vainqueur de Nordlingen, qu’il sera bien à propos que, quand vous ne croirez pas pouvoir exécuter ce que sa majesté vous mandera, vous lui expliquiez fort au long les raisons qui vous en empêchent, ayant trouvé fort à redire que vous ne l’ayez pas fait jusqu’à présent. » À de telles brutalités, Turenne répondait sèchement : « Je ne manquerai plus une autre fois de rendre un compte bien exact de ce qui m’empêchera de faire ponctuellement ce que le roi commande, car il est vrai que je fais cette faute-là, qui est que, quand je crois qu’une chose ne se peut ou ne se doit faire, et que je suis persuadé que le roi, qui me la commande, changerait de pensée, s’il voyait la chose, je n’en dis pas les raisons. J’y aurai plus de précaution à l’avenir. » Et plus tard : « Je vois bien les intentions du roi, et ferai tout ce que je pourrai pour m’y conformer ; mais vous me permettrez de vous dire que je ne crois pas qu’il fût du service de sa majesté de donner des ordres précis de si loin au plus incapable homme de France. » En vain Louvois usait de circonlocutions pour voiler l’impertinence de ses avis ou de ses critiques : « Les gens qui ont coutume de raisonner sur tout ce qu’ils n’entendent pas ne prêchent autre chose, si ce n’est qu’au lieu de demeurer à Mulheim, si vous vous fussiez avancé, vous auriez ou battu les ennemis ou les auriez obligés à s’éloigner du Rhin. » Á quoi Turenne répondait en haussant les épaules : « Si on était sur les lieux, on rirait de cette pensée-là. Sa majesté sait bien qu’il n’y a personne qui ne dise et qui n’écrive que, si l’on allait aux ennemis, ils se retireraient bien loin. »

Turenne avait beaucoup contribué à former Louvois ; Louvois ne le lui pardonna jamais. Vauban au contraire avait été le protégé de Louvois, et Louvois lui en sut toujours gré. C’est ainsi qu’il faut expliquer les rapports si différens qu’il eut avec deux grands hommes, tous deux honnêtes, tous deux fiers, fermes et quinteux, Vauban marque très bien sa position vis-à-vis de Louvois dans la lettre suivante, où il professe à la fois un mâle dévouement pour son bienfaiteur, une rude franchise et un juste orgueil : « Je vous supplie très humblement d’avoir un peu de créance à un homme qui est tout à vous, et de ne point vous fâcher si, dans celles que j’ai l’honneur de vous écrire, je préfère la vérité, quoique mal polie, à une lâche complaisance qui ne serait bonne qu’à vous tromper, si vous en étiez capable, et à me déshonorer. Je suis sur les lieux ; je vois les choses avec application, et c’est mon métier que de les connaître ; je sais mon devoir, aux règles duquel je m’attache inviolablement, mais encore plus que j’ai l’honneur d’être votre créature, que je