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vous dois tout ce que je suis, et que je n’espère que par vous ; ce qui étant de la sorte, et n’ayant pour but que très humble et très parfaite reconnaissance, ce serait y manquer et me rendre indigne de vos bonnes grâces, si, crainte d’une rebuffade ou par l’appréhension de la peine, je manquais à vous proposer les véritables expédiens. » Vauban ne demandait pas d’ailleurs pour lui-même plus de complaisance qu’il n’en promettait. Atteint dans son honneur par certains faux bruits qui étaient venus jusqu’à Louvois, il réclamait noblement de son ami une impitoyable investigation dans toute sa conduite. « Examinez hardiment et sévèrement, s’écriait-il. Bas toute tendresse ! car j’ose bien vous dire que, sur le fait d’une probité très exacte et d’une fidélité sincère, je ne crains ni le roi, ni vous, ni tout le genre humain ensemble. La fortune m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France ; mais en récompense elle m’a honoré d’un cœur sincère, si exempt de toute sorte de friponneries qu’il n’en peut même souffrir l’imagination sans horreur. »

C’est l’honneur de Louvois d’avoir eu un tel ami, et de l’avoir toujours compris, estimé et soutenu. La reconnaissance de Vauban avait parfois de charmantes inventions. Quoi de plus original et de plus touchant que cette lettre où il annonce à Louvois qu’il a composé pour lui, et pour lui seul, ce Mémoire pour servir d’instruction sur la conduite des sièges où il a mis tous ses secrets ? « Ce sera un livre, mais rempli de la plus fine marchandise qui soit dans ma boutique, et telle qu’il n’y a assurément que vous dans le royaume qui en puisse tirer de moi de semblable. Vous n’y verrez rien de commun ni presque rien qui ait été pratiqué, et cependant rien qui ne soit fort aisé de l’être. Ce que je puis vous en dire, monseigneur, est qu’après vous être donné la peine de le lire, une fois ou deux, j’espère que vous saurez mieux les sièges et la tranchée qu’homme du monde. Après cela, je vous demande aussi en grâce, monseigneur, de ne point communiquer cet ouvrage à personne quand vous l’aurez, car très assurément je ne le donnerai pas à d’autres que vous. »

Vauban avait l’esprit non moins juste qu’original et inventif. Sans illusion, sans préjugés, sans complaisance pour les amours-propres, il avait l’habitude de voir les choses comme elles étaient et de les appeler par leur nom. Après la bataille de Senef, alors que tout le monde se trompait ou voulait se tromper sur la portée de l’événement, et que Louvois lui-même croyait à une victoire décisive, Vauban lui écrivait avec une clairvoyante rudesse : « Il n’est pas encore temps de s’épanouir la rate. » Et en effet cette sanglante bataille, si imprudemment livrée par Condé, n’eut d’autre résultat que la perte de sept mille hommes. Les conseils de Vauban valaient ses