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dîner, les aides-de-camp mettent leurs grands uniformes à fond de cale. Nous allons dans le pays où il n’y a plus d’étiquette.

Il a été décidé dans la journée que la princesse Clotilde suivrait le prince en Amérique. Elle est bravement enchantée, — et nous donc ! Sa bonté simple et charmante est comme un rayon de soleil sur la traversée. Le colonel de Franconière et le docteur Yvan retournent en France sur la Reine-Hortense. Charlot, qui a voulu manger un matelot, n’est pas admis à visiter le Nouveau-Monde. Il s’en va dans une des villas du prince avec la panthère, car sa compagne est morte du spleen.

Ainsi que ma lettre et cet envoi vont te l’apprendre, le prince comble mes vœux en voulant bien de moi pour toute l’expédition. Ce n’est pas mon éloquence qui l’y décide, car tu sais que ton sauvage de fils ne sait rien demander, mais les gens ainsi faits n’en sont que plus reconnaissans. En fait de provisions, j’achète des cigares, du tabac portugais qui ne vaut pas le diable, du savon anglais qui sent le cuir de Russie, et un pot de pommade à la rose qui sent le citron. Je ne fais pas mon testament, et, comme un personnage des Mille et Une Nuits, me voilà lancé d’un hémisphère à l’autre avant d’avoir eu le temps de crier gare. Je ne sais même pas vers quelle partie de l’Amérique nous nous dirigeons : notre chef de file n’a pas de comptes à nous rendre, et pour ma part j’en suis charmé. S’élancer dans le bleu du Grand-Océan sans savoir où l’on va me paraît bien plus fantastique.

7 juillet, en mer.

On lève les ancres à six heures du soir, et au milieu des salves d’artillerie de la marine portugaise nous partons en même temps que la Reine-Hortense. Le soleil se couche magnifique derrière les montagnes mouvantes de la grande houle qui nous balance. Les goélands rasent la cime des vagues ; un marsouin nous poursuit. Nous perdons bientôt de vue la terre d’Europe et la Reine-Hortense, qui n’est plus qu’un point blanc à l’horizon. Nous marchons seuls sous une voûte d’étoiles que traverse la traînée resplendissante de la comète.

Je vais te dire à peu près comment est construit mon intérieur, que je trouve très comfortable. La cabine est à bâbord, donnant, comme toutes les autres, sur la salle à manger du prince. Elle doit avoir deux mètres et demi de profondeur sur près de deux mètres de large, mais les meubles réduisent la partie praticable à cinq pieds sur deux. La porte glissant dans une rainure et les panneaux sont, comme tout l’intérieur du navire, en bois d’érable clair ; la portière, le lit, qui n’est pas large, mais bon, en soie verte à côtes.