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luxurians de fleurs, je distingue des lis couleur de feu et des arums blancs magnifiques. Ah ! quel crève-cœur de ne pouvoir descendre ! Mais on s’arrêtera bien quelque part !

Je me distrais d’ailleurs de mes regrets par le spectacle des surprenantes vicissitudes que subit le wagon qui nous porte. Après avoir longé la Delaware, rivière illustrée par Cooper, mais dont les Indiens ont disparu depuis longtemps, nous arrivons devant la Susquehannah, autre fleuve indien, si large en cet endroit qu’aucun pont n’a pu s’y établir ; mais, sans quitter la voie ferrée, nous voici pourtant sur l’eau au moyen d’un monstrueux bac (ferry-boat), qui transporte à la fois notre train et deux autres sur la rive du Maryland. Nous reprenons notre course rapide à peine interrompue, et nous tRaversons de nouvelles forêts, peuplées des campemens et postes militaires de l’armée de l’Union. À Baltimore, voilà qu’on abandonne notre wagon tout seul sur la voie, tandis que le train file sur Harrisburg. Quatre forts chevaux sont attelés, je ne sais comment, et nous devenons omnibus roulant dans les rues de Baltimore, après quoi on nous rattache à un nouveau convoi, et, secoués, ballottés comme en brouette, sur les rails édentés ou déjetés, nous arrivons à Washington à cinq heures du soir.

Je ne t’ai rien dit de Baltimore : c’est que nous avons passé vite, j’ai vu des maisons blanches, des esclaves noirs, et des soldats occupés à maintenir la fidélité des habitans à la cause de l’union, car le Maryland, bien que séparé des états du sud par sa position géographique et par le fait des circonstances actuelles, est encore un des états à esclaves dont la position est complexe et perplexe. Il faut aussi qu’avant de te faire entrer dans Washington, je te dise une particularité du voyage : c’est que, tout le long du chemin et dans tous les villages qu’on traverse, de même que dans tous les postes militaires de la forêt, une volée de journaux, de brochures et de lettres partait du convoi avec avertissement de hurras ! La population ou les soldats se jetaient sur ces papiers, épars dans les broussailles, dans l’eau ou sur la voie, avec la rage de gens affamés de nouvelles. J’ignore encore si c’est le service de la poste qui se fait ainsi, ou si c’est un acte d’obligeance fraternelle et patriotique. C’était cela au moins de la part de quelques voyageurs que j’ai vus distribuer ainsi les nouvelles en plein vent.

Ce qui me frappe partout, c’est la soif de journaux qui caractérise l’Américain. Ce moment d’agitation politique ne rend pas le fait exceptionnel, à ce qu’on m’assure. Le journal et la chique, voilà le panem et circenses de l’unioniste, car tu sauras qu’ici on ne consomme le tabac qu’à l’état de boulette continuellement sucée, et dont le résultat est lancé à la volée n’importe sur qui et sur quoi.

À Washington, le convoi s’arrête en pleine campagne. Je de-