Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/722

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les autres, le prétendu équilibre de 1815 est rompu à notre désavantage. les cinq grandes puissances comprennent aujourd’hui 186 millions d’habitans. La France, n’en possédant que 37,400,000 même, après l’acquisition des trois départemens nouveaux, ne figure plus dans le concert des puissances prépondérantes que dans la mesure de 20 pour 100, soit 1 contre 5. Tout cela mérite assurément qu’on y réfléchisse.

Dans l’étude où j’ai résumé l’histoire économique de l’Angleterre, j’ai rappelé que jusqu’à présent, dans toutes les sociétés connues, la liberté de l’homme, considéré comme agent producteur, avait toujours été entravée ou faussée par des combinaisons arbitraires, et qu’il en était résulté une déperdition inimaginable de forces et de produits. Après avoir signalé dans l’expérience anglaise « l’introduction d’un principe dont la tendance est de rendre à chacun le libre essor de ses aptitudes, la pleine propriété de son énergie industrielle, » j’ai ajouté que c’était là un fait nouveau dans le monde, et, à mon sens, « une révolution destinée à faire date dans l’histoire de l’humanité. » Je me suis abstenu d’insister sur cette affirmation, qui, dénuée de preuves, aurait eu l’air d’une utopie. Je crois pouvoir maintenant compléter ma pensée.

Scientifiquement, le principe de la liberté du travail n’est pas un dogme nouveau, je le sais comme tout le monde : faire honneur de l’invention aux hommes d’état de la Grande-Bretagne, ce serait spolier de leur gloire les philosophes français qui l’ont formulé, il y a juste un siècle ; mais au point de vue des sociétés les doctrines nouvelles professées dans les livres ou dans les écoles sont peu de chose. Les hommes les plus éminens du jour sont précisément ceux qui se refusent à les étudier, parce que, n’ayant rien à désirer pour eux-mêmes, ils sont à l’état de défiance instinctive contre les nouveautés. Aux yeux des hommes politiques, une doctrine est nouvelle, elle commence à exister du jour où la force des choses la fait entrer malgré tout dans les lois écrites et dans les habitudes populaires. Qu’il me soit permis de montrer par un exemple comment un principe social déjà ancien devient une nouveauté politique.

Suivant le codé de la procédure romaine, tout esclave pouvait être torturé jusqu’à la mort, même pour un délit auquel il était personnellement étranger, quand on croyait sa déposition nécessaire pour éclairer la justice. On exigeait seulement que le plaideur par qui ce genre de preuve était sollicité consignât une somme égale à la valeur vénale du patient, afin que le propriétaire de l’esclave n’éprouvât aucun préjudice. La loi ne connaissait que l’intérêt du maître : la commisération pour le malheureux innocent qu’on allait estropier ou tuer n’avait aucune place dans les âmes. Il y avait même dans la bonne compagnie un préjugé défavorable au citoyen