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Il y a des gens, en plus grand nombre qu’on ne pense, qui ne se laissent guère émouvoir par les argumens de cette nature. Leur théorie sociale est beaucoup plus simple. « Aux pauvres, on fait l’aumône quand on peut ; aux turbulens, on oppose la force. On conserve ce qui est tant qu’on s’en trouve bien : on se tient en garde contre l’inconnu de ces améliorations qui peuvent aboutir à des déplacemens de richesse et d’influence. » Avec les égoïstes qui raisonnent ainsi, il faut employer un autre genre de démonstration, brutale dans son évidence, tant elle touche au vif des grands intérêts nationaux. Entre deux pays rivaux, celui où l’activité industrielle sera le moins entravée deviendra nécessairement le plus riche, et suivant une loi qui s’accentue davantage à chaque progrès de la civilisation, le pays le plus riche exercera dans la politique générale une action prépondérante. Il pourra intervenir souverainement dans les entreprises pacifiques par la supériorité de son capital, et lorsqu’il s’agira de soutenir ses prétentions par les armes, les chances seront encore pour lui. Quand le plus grand homme de guerre des temps modernes a dit : « La victoire reste toujours aux gros bataillons, » il ne songeait pas au nombre des soldats qu’on peut en un jour donné pousser sur un champ de bataille ; lui-même, qui a presque toujours été victorieux malgré l’infériorité du nombre, aurait été la réfutation vivante de ses propres paroles. Il voulait dire, et il était dans le vrai, que les probabilités sont pour le peuple qui a le plus de ressources pour lever plus de soldats, les mouvoir plus rapidement, les nourrir le mieux et le plus longtemps, renouveler leur matériel, réparer les pertes d’hommes en achetant des alliés ou en soldant des coalitions. À force de science et de progrès, la stratégie tend à devenir une espèce de mécanique où la supériorité doit rester à celui qui possède l’outillage le plus destructeur ; tout cela est affaire d’argent, et il serait presque permis de dire que les gros bataillons sont aujourd’hui les gros sacs d’écus.

Il faut tenir compte aussi comme élément de force militaire des accroissemens de population. Par exemple, si rien ne venait modifier la condition économique des deux pays rivaux, la population britannique serait dans vingt ans, égale en nombre à celle de la France. Lorsque le congrès de Vienne prit à tâche d’équilibrer les forces de l’Europe, le groupe des cinq grandes puissances comprenait 126 millions de têtes : la France, avec ses 29 millions d’âmes, y faisait nombre dans la proportion de 23 pour 100, un peu moins de 1 contre 4. La population française n’ayant pas progressé autant