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honorable fort au-delà de mes espérances. Je ne croyais pas, à la vérité, que Rulhières, mort depuis dix-sept ans, pût concourir pour un prix donné aux ouvrages des dix dernières années ; mais dès l’instant qu’on prend l’époque de la publication, non celle de la composition, personne, ce me semble, ne pouvait lui disputer le premier succès. Peut-être y a-t-il trop d’esprit dans son histoire et plus qu’il n’appartient au genre, peut-être son introduction, trop longue avant que l’intérêt commence, ne met-elle point cependant encore suffisamment au fait, peut-être y a-t-il quelque chose de maladroit aussi bien que d’injuste dans son excessive partialité, car l’on est frappé de la passion qui le domine longtemps avant qu’il l’ait justifiée, et l’on se tient en garde contre un sentiment qu’il aurait pu vous faire plus tôt partager ; mais la force du talent ou plutôt du génie de l’auteur vous entraîne enfin malgré vous : l’intérêt de roman, l’intérêt le plus vif que la fiction puisse exciter et qui se trouve ici confondu avec l’intérêt historique, s’empare de vous dans le second et le troisième volume et ne nous permet plus de poser le livre. L’amertume de caractère et d’esprit qui donne de la vivacité à toutes les couleurs et du mordant à toutes les expressions fait un effet d’autant plus profond qu’en général cette qualité y propre aux gens secs et moqueurs, détruit l’enthousiasme à sa source, tandis que l’Histoire de Pologne est tellement chevaleresque, la nation et ses chefs sont présentés avec un caractère si héroïque, que le cœur est sans cesse remué par les sentimens les plus nobles. Rulhières a eu le propre du génie ; il a réuni les qualités qui en général s’excluent l’une l’autre, celles d’un esprit sec et celles d’un cœur chaud.

« Je vois que les journaux accusent le jury d’avoir couronné ceux qui ont gagné ses suffrages par une cour assidue. Ce n’est pas ainsi du moins qu’il s’est conduit pour l’histoire. Il a couronné un mort, il a donné ensuite la première place à un absent, inconnu à tous ses membres. Je n’avais pas même accompagné d’une lettre l’envoi de mon livre. Il leur est arrivé sous bande, sans que pas un sût de quelle nation j’étais ou dans quel lieu je demeurais, et parmi ceux qui ont été nommés ensuite, deux au moins, par leurs relations nombreuses et par le rang qu’ils occupent, pouvaient s’attendre à rencontrer plus de faveur. J’ai un véritable chagrin que ce jury, auquel je dois tant de reconnaissance, ait donné prise contre lui à de si amers persiflages en couronnant l’ouvrage de Saint-Lambert. »


Trois ans après, au commencement du mois de janvier 1813, cet absent, qui n’est plus un inconnu, arrive enfin à Paris. Grâce à l’amitié que lui portent M’ne de Staël et Benjamin Constant, grâce aux recommandations de la comtesse d’Albany, il est admis à la fois dans la haute société libérale issue de 89 et dans cette aristocratie plus que décimée qui conserve encore ses vieilles traditions d’esprit et de politesse ! Quelle sera sa première impression ? Il faut bien le dire, une sorte de désappointement. Avant de subir le charme de ce monde d’élite, il n’y verra d’abord qu’une réputation usurpée. « Cette simplicité qui appartient si exclusivement au vrai