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agité et très malheureux auprès d’une femme dont le type répond à notre conception du beau idéal… Agité, je le suis : malheureux, je pourrais bien le devenir. Ah ! tant pis pour moi ! Pourquoi suis-je devenu assez maître de moi-même pour savoir cacher ce que j’éprouve ? Pourquoi ai-je cherché et un peu mérité l’épithète d’homme sérieux ? C’est peut-être funeste en amour, ce sérieux-là ! La Florade n’en cherche pas si long, et peut-être aura-t-on à se défendre de son prestige. Lequel valait mieux d’être l’ami qu’on accepte, ou l’amant qu’on repousse ? Si j’avais eu trente ans de plus, je ne me serais pas fait cette question ; j’aurais été fier de mon lot.

Et tout cela était insensé, je le sentais bien. Toutes ces questions que je m’adressais à moi-même restaient sans réponse. Je ne pouvais, pas plus que La Florade, aspirer à la main d’une personne si haut placée. Nous ne devions ni l’un ni l’autre nous exposer à lui paraître mus par une ambition vulgaire dont nous eussions rougi, lui certes autant que moi, car il avait l’âme élevée. Donc tout nous empêchait et nous défendait d’aimer la marquise, car il ne fallait pas la voir deux fois pour être certain qu’elle ne séparerait pas le don de son cœur de celui de sa vie entière.

Et pourtant j’étais touché, comme on dit à l’escrime. Je ne sais même pas si je n’étais pas déjà grièvement blessé. Je m’en allais cachant et tâchant de fermer vite ma blessure, riant avec Paul et ramassant des plantes au bord du ruisseau. C’était le temps des orchidées. Je lui fis connaître les signes caractéristiques qui distinguent l’ophrys mouche des ophrys abeille, araignée, bourdon, etc. J’eus même le plaisir de trouver l’ophrys lutea, le plus beau de tous ceux du midi et le plus rare dans la région toulonnaise. La marquise le mit soigneusement dans son herbier de promenade, et elle écrivit pour mémoire mon nom au crayon sur l’étiquette.

— Eh bien ! me dit Marescat avec sa bonhomie confiante quand il nous vit de retour à la maison du garde, vous avez vu la Zinovèse ? Est-ce qu’elle vous a parlé de sa maladie ? Elle mourait d’envie de vous prier de la guérir. — Et quand il sut que je me promettais d’aller chez elle le lendemain : Faites attention à vous, reprit-il. La Zinovèse est une mauvaise femme !

Il fut interrompu par une frasque de son mulet de devant, qui voulait partir avant les chevaux, et la marquise ne voulut pas consentir à me laisser retourner à pied. — Non pas, dit-elle ; vous êtes venu pour nous, je ne vous laisserai pas faire cinq ou six lieues à pied en si peu d’heures. Je vous déposerai tout auprès de La Seyne, à un sentier que Marescat vous indiquera.

J’acceptai, mais je ne voulus point monter dans la calèche. J’ignorais encore combien Marescat était un homme sûr et bien-