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veillant. Je ne voulais pas qu’il pût se livrer à un commentaire quelconque. Je me plaçai sur le siège à côté de lui.

— Voyons, lui dis-je, pourquoi la Zinovèse est-elle une mauvaise femme ?

— Oh ! bien des choses, répondit-il. D’abord elle passe pour une enragée ramasseuse d’épaves. Il n’y en a que pour elle ! Et puis elle bat ses enfans.

— Elle bat ses enfans ! dis-je à la marquise en me retournant vers elle, la calèche découverte me permettant de lui parler.

— J’en étais sûre, je vous l’avais dit.

— C’est pour cela que je vous proclame grande devineresse et grande physionomiste… Bat-elle aussi son mari ? demandai-je à Marescat.

— Non, c’est un homme, lui ! mais elle le gouverne tout de même. C’est une femme que beaucoup en ont été fous. Elle a été la plus jolie qu’il n’y ait pas à dix lieues autour d’ici, elle aurait pu épouser un gros bourgeois si elle avait su tenir sa langue ; mais elle pense et elle dit du mal de tout le monde, et colère, c’est une serpent quand elle vous en veut.

— Est-ce qu’elle vous en veut, à vous ?

— À moi ? non ! Personne n’en veut à un pauvre homme comme moi. Je n’ai ni argent, ni malice, tout le monde me laisse tranquille… Mais je vous dis ce que je sais. J’ai vu la Zinovèse périr son âne sous les coups. Faire du mal aux bêtes qui sont bonnes, ça me fait du mal à moi ! Tenez, voilà mon cheval de droite que si je le battais, je le ferais pleurer comme une personne ! Et croyez-vous que c’est bien de faire souffrir un animal qui a du cœur ?

— Et l’âne de la Zinovèse, est-ce qu’il pleurait ?

— Je crois bien qu’il avait pleuré toutes les larmes de son corps, pauvre bête d’âne qu’il était ! C’était un âne d’Afrique, un de ces petits bourriquets gros comme des chiens, qu’on achète à Toulon quand les navires en amènent. Il y en a un comme ça à Tamaris chez madame. C’est fort qu’on ne s’en fait pas d’idée, et ça a de l’idée plus qu’on ne croit. Celui de la Zinovèse en avait bien enduré. Une fois il en a eu assez ; il l’a jetée par terre, et avec ses pieds de devant, sa bouche et ses dents il s’est mis après elle, comme s’il avait voulu en finir et se venger en un jour de tout ce qu’il avait souffert dans sa pauvre vie de bourriquet. Il y avait là des garçons qui riaient au lieu d’aller au secours de la femme. Alors la femme s’est relevée et a commencé à leur jeter des pierres, et puis elle a attaché l’âne à un arbre, et à coups de bâton, et avec des épines qu’elle lui fourrait dans le nez, et avec des rochers qu’elle lui faisait rouler sur le corps, elle l’a forcé de casser sa corde et de sauter comme un fou dans la mer, où il s’est noyé.