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Cleveland, 17 août.

Partis d’Altona à huit heures du matin, nous atteignons bientôt les points les plus élevés des Alleghanys. Beaux paysages, montagnes coniques couvertes de forêts. Le chemin de fer, tout déjeté, éraillé, bossue, détestable en un mot et fort dangereux, court le long de pentes rapides, tantôt dans la verdure, tantôt dans de gros rochers arrêtés au liane de la montagne, tantôt dans des vallons sauvages entourés d’arbres séculaires. C’est la Suisse en petit, avec une végétation exotique. Avant d’arriver à Pittsburg, le prince change l’itinéraire : au lieu de continuer sur Cincinnati, il nous surprend agréablement en nous annonçant que nous coucherons le soir sur les bords du lac Érié.

À Pittsburg, un aubergiste français nous apporte à déjeuner dans notre wagon réservé, car le temps manque pour voir la ville manufacturière. Je ne te parlerai donc que des habitans, qui sont d’une curiosité insupportable. Nous avons beau nous enfermer et baisser les stores pour manger à la hâte et à tâtons, il faut défendre nos fenêtres contre les assauts obstinés du dehors. Aux États-Unis, il n’y a pas plus de fonctionnaires chargés de faire respecter la liberté individuelle du voyageur que de gendarmes pour arrêter les voleurs de grandes routes. Ceux-ci heureusement sont plus rares que les curieux. Les chemins de fer, qui n’ont qu’une seule voie et servent aux piétons, n’ont ni cantonniers chargés de prévenir les accidens, ni barrières pour empêcher les imprudences. Le train qui passe à travers les villes se contente d’avertir les passans à son de cloche. À chaque embranchement de rues ou de chemins sur la voie, un grand écriteau vous conseille d’ouvrir l’œil à la locomotive ; mais les vaches, les porcs, les chiens qui ne savent pas lire, les enfans qui ne le savent pas encore et les ivrognes qui l’ont oublié sont parfaitement coupés en deux. Un administrateur d’une de ces nombreuses voies qui sillonnent les États-Unis m’a assuré qu’il ne se passait pas un jour sans accidens de ce genre, mais on n’y fait pas grande attention. All right !

En outre, les employés n’ayant aucun uniforme, aucune marque distinctive, on ne sait à qui s’adresser pour quoi que ce soit, et j’en ai bousculé un qui voulait m’empêcher de fumer, le prenant pour un gentleman capricieux et toqué. Les Américains ont horreur de tout ce qui ressemble à une spécialité, et ils confondent l’égalité avec la similitude au point de se faire tous la même barbe et le même habit, partant la même figure et la même tournure. Ils arrivent à se ressembler tellement que qui en a vu un les a tous vus. Moi, je ne parviens à les reconnaître qu’au plus ou moins d’envergure de leurs cols de chemise.