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soulagement à réfléchir qu’il avait une âme ainsi constituée, qu’il y trouvait une consolation dont j’aurais été privé. Mais vous, chère Eulalie, comment pouvez-vous conclure de ce livre qu’il ne faut pas de révolution en Autriche ? Ah ! c’est là que je l’appelle de tous mes vœux, non pas seulement pour faire faire amende honorable à genoux, aux yeux de l’Europe, à cette âme de boue sèche de l’empereur, qui, sans passions, sans colère, s’acharne à maintenir les minutieuses oppressions de détail des condamnés, comme il compte les boutons des uniformes de ses soldats, — mais aussi et surtout pour la dégradation profonde de l’humanité, lorsque des hommes bons et honnêtes, comme Pellico en a trouvé un grand nombre, se font un devoir d’exécuter des ordres atroces. Cette perversion de l’entendement et du cœur ne disparaîtra jamais devant les réformes, c’est une révolution qu’il faut à l’Autriche pour y opérer une cure radicale ; c’est une révolution, justement parce que le peuple est bon et moral et s’arrêtera devant les excès, tandis que l’esprit faux et étroit de l’empereur, qui n’a point de cœur, et l’esprit machiavélique de Metternich, qui a un cœur mauvais, emploient constamment toutes les forces de l’Autriche au service du principe du mal. Quoique j’aime les Allemands, je regrette de vous voir au milieu d’eux… Je m’afflige de l’impression que vous recevez de cette bonhomie presque universelle de Vienne, de cette gaieté de la société, de cette manière dont la vie s’y dissipe doucement. On s’y réconcilie, sans s’en rendre compte, avec un ordre mauvais en soi, foncièrement mauvais, et qui doit crouler. »


À qui donc Sismondi adresse-t-il ces véhémentes paroles contre l’Autriche ? A la fille de l’ambassadeur de France en Autriche. Il avait connu chez M. le duc de Broglie la famille de M. le marquis de Sainte-Aulaire, l’éminent diplomate, le spirituel historien de la fronde, et, âgé déjà de cinquante ans et plus, il s’était pris d’une affection toute paternelle pour l’une de ses filles. Mlle Eulalie de Sainte-Aulaire, à en juger par les lettres de Sismondi, était, dès l’âge de seize ou dix-sept ans, un esprit singulièrement sérieux, avec tout le charme et toute la vivacité de la jeunesse. Ame inspirée, enthousiaste du bien et du vrai, les plus difficiles études ne l’effrayaient pas. Or l’ardent penseur libéral était devenu en quelque sorte son directeur intellectuel. On voit par cette correspondance qu’aucune des grandes questions sociales, aucun des grands intérêts du genre humain n’échappent à la curiosité de cette généreuse enfant ; philosophie, religion, économie politique, droits des nations opprimées, moyens de répandre les lumières, d’accroître le bien-être et la moralité du peuple, elle s’intéresse à tout, elle veut tout connaître et tout approfondir. Sismondi la dirige, l’encourage, rectifie ses erreurs, et, pour la mettre en garde contre les vaines théories, l’accoutume aux études précises, aux observations pratiques. Un jour, pendant qu’elle habite Vienne avec son père, Sismondi lui demande quelques renseignemens sur la condition des paysans en