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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/1009

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de bonne grâce le rôle d’un Turc assez divertissant. La checia, qui composait son unique coiffure, car en expédition il se débarrassait du turban, était placée en arrière et sur l’extrémité de sa tête, à la mode des zouaves, mode qu’il trouvait encore le moyen d’exagérer. Des deux côtés de sa bouche fine et moqueuse tombaient deux grandes moustaches brunes, d’une forme et d’une longueur également proscrites par le prophète. Son cou, au lieu d’être nu, comme l’eût exigé la sévère observation du costume oriental, était entouré d’une cravate noire dont le nœud coquet et négligé rappelait la cravate des mousquetaires. Ses vêtemens n’appartenaient à l’ordonnance que par leur couleur. Sa veste rouge était chargée d’une profusion de dessins fantasques : c’était la veste que devait porter Malek-Adel dans le cerveau de Mme Cottin. Son pantalon bleu clair, couvert aussi de broderies, se perdait dans des bottes de maroquin rouge qui avaient la prétention de ressembler à la chaussure antique des spahis, et qui par le fait appartenaient uniquement à la famille de ces bottes à la housarde reléguées maintenant dans les drames de Franconi. Ce personnage ainsi costumé montait un joli cheval alezan doré qui semblait justifier cet axiome équestre : le cheval prend le caractère du cavalier. L’élégante bête, qui seule ne portait aucun débris ensanglanté, s’avançait par une série de courbettes gracieuses, et semblait avoir la conscience de ses charmes, comme la danseuse applaudie d’un théâtre en vogue.

Les spahis mirent pied à terre et prirent leur place de campement. Quand cette troupe fut installée, Serpier fit appeler l’officier qui la commandait. Le jeune chef de la colonne voulait donner un grand dîner ce soir-là; il avait fait dresser devant sa tente une table qui, dans ce beau paysage, au bord de ce ruisseau, sur ce fond de lauriers-roses, pouvait faire songer aux tables magiques qui apparaissent tout à coup dans les féeries. On avait apporté d’Alger quelques comestibles qui heureusement étaient sortis sans dommage du combat. Serpier pouvait offrir à ses convives des vins renfermés dans ces bouteilles recouvertes en drap qui conservent leur fraîcheur salutaire aux généreuses boissons cahotées sur le dos des mulets pendant des journées de chaleur. Ces bouteilles accompagnaient la viande maudite des Arabes, le porc, qui protestait contre les préjugés musulmans sous la forme d’un jambon civilisateur, de plus un de ces énormes pâtés comme ceux qui tendent des pièges diaboliques à la gourmandise de Pierrot dans les pièces funambulesques. Ce pâté, qui contenait une préparation exquise de macaroni, était dû à l’art d’un Napolitain fort connu des gastronomes d’Alger.

Le repas de Serpier fut ce que devait être un tel repas; il eut cette incomparable gaîté, d’un caractère atteignant presque à la grandeur, qu’auront toujours les festins où l’on s’assied le soir