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— Mais… je n’en sais absolument rien, répondis-je.

— Moi, je le crois. N’importe ; Nama est guérie. Il s’agissait de la sauver, et j’ai consenti à être dupe.

Je ne sais pourquoi le baron, avec qui je reprenais peu à peu mes douces causeries de la veillée, me dit tout à coup ce soir-là :

— Est-ce que je ne t’ai jamais raconté l’histoire de la marquise ?

— Jamais, lui répondis-je. Vous m’aviez dit plusieurs fois, en me la citant comme la plus parfaite parmi les femmes que vous estimiez beaucoup, qu’elle était fort à plaindre et armée d’un grand courage. Son mari vivait alors. En Italie, vous avez appris qu’elle était veuve, et vous avez dit ; « Ma foi, je ne le regrette pas pour elle. » Depuis, nous n’avons rien dit qui portât sur son passé. Je ne me serais pas permis la moindre curiosité, et même en ce moment je ne voudrais pas être initié sans sa permission…

— J’ai la permission, reprit le baron. Son histoire tient en peu de mots, la voici :

« Elle avait déjà vingt ans quand elle s’est mariée. Jusque-là, elle n’avait pas voulu songer à quitter son père, le général de T… toujours malade et souffrant de violentes douleurs par suite de ses blessures. Sa mère ne valait rien, et quand je dis rien, tu sais que c’est beaucoup dire. Je ne suis pas intolérant, et, tout vieux garçon que je suis, je plains beaucoup la situation faite aux femmes du monde par l’immorale hypocrisie des temps où j’ai vécu. Celle dont je te parle rendait sa fille si malheureuse que le mariage s’offrit à elle comme un refuge.

« C’est là une mauvaise position pour faire un très bon choix. On est moins difficile qu’on ne le serait, si on était moins pressé d’en finir. Parmi les gens dont sa mère s’entourait, elle avisa le plus âgé, le marquis d’Elmeval, un homme charmant d’esprit et de manières, qui avait fait beaucoup de folies, mais qui était devenu hypocrite et ambitieux avec les ans et les circonstances, et qui, épris d’elle assurément, la sachant riche et la voyant vertueuse, sut lui persuader qu’il était le meilleur et le plus corrigé des hommes. Habituée à soigner un vieillard, la pauvre Yvonne ne s’effraya pas de l’idée que son mari serait aussi un vieillard avant qu’elle eût fini d’être jeune. Elle trouvait dans l’entourage de sa mère les jeunes gens insupportables de sottise et de nullité, et elle avait raison. Elle crut trouver du sérieux dans l’aimable causerie du marquis. Il eut à son service toutes les belles et bonnes idées dont elle s’était nourrie avec son père, qui était un homme de mérite. Et puis une jeune fille ne se doute guère de ce que peut être un homme dépravé. Bref, en croyant faire le plus raisonnable des mariages, elle fit la plus grande des folies.

« J’étais absent alors, je voyageais avec ce cher neveu que j’ai