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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/260

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son roman de Persiles et Sigismunda, il rend son âme à Dieu, le 23 avril 1616, presque au même instant que Shakspeare. Son corps fut humblement porté par quatre frères du tiers-ordre à une église de religieuses de la Trinité, où il fut enterré. Quelques années après, ces religieuses changent de maison, et les cendres du plus grand des génies espagnols sont confondues avec tant d’autres pour n’être plus jamais reconnues.

C’est au milieu de cette vie éprouvée que Cervantes écrivit toutes ses œuvres, presque toujours pour échapper au besoin, à la misère, et souvent sans y réussir. La grande œuvre de son génie est assurément Don Quichotte, et après l’histoire de l’ingénieux chevalier de la Manche les Nouvelles exemplaires sont le fruit le plus savoureux de ce puissant esprit. Cervantes cependant s’était essayé au théâtre ; c’est même par là qu’il avait commencé après son premier poème de Galatée, parce qu’alors comme aujourd’hui c’était le genre de littérature le plus productif. Il fit vingt ou trente comédies qui ont disparu : de ces premiers essais il n’est resté que le Trato de Argel et la tragédie de Numance. Malheureusement pour lui, Cervantes venait à un moment où Lope de Vega apparaissait, créant en quelque sorte le théâtre espagnol, et devant ce fécond génie tout s’effaçait. On ne voulait que des comédies de Lope de Vega. Cervantes ne se découragea pas : l’auteur déjà renommé de Don Quichotte et des Nouvelles persista à écrire pour le théâtre : mais ni les comédiens ne voulaient jouer ses pièces, ni les libraires ne voulaient les acheter et les publier. Un honnête éditeur pourtant finit par se laisser gagner, et publia une collection de comédies de caractère ; c’est le libraire Juan de Villaroel qui fit l’édition de 1615. Une autre édition des mêmes œuvres a été faite depuis en 1749, et rien de plus jusqu’à nos jours. C’est dans cette collection que M. Alphonse Royer a eu l’heureuse idée d’aller puiser, pensant justement que celui qui avait fait Don Quichotte et les Nouvelles, qui avait à ce degré le génie de l’observation, ne pouvait avoir écrit des pièces de théâtre absolument dénuées d’intérêt. M. Royer a donc pour la première fois fait passer dans notre langue toutes ces comédies ou intermèdes, Pedro de Urde Malas, Cristoval de Lugo, le Juge des divorces, le Vieillard jaloux, et à ce travail aussi instructif qu’attrayant il a ajouté une ingénieuse introduction qui rappelle les mœurs du théâtre du temps. Les comédies de Cervantes n’égalent pas sans doute ses romans ; elles ont néanmoins ce sel, cette verve, cette finesse d’observation qui sont comme le trait de son génie, et c’est justement parce qu’elles étaient jusqu’ici moins connues en France, parce que la critique s’était moins arrêtée à ses ouvrages, que M. Alphonse Royer s’est imposé une tâche utile en montrant sous une face nouvelle un des génies les plus humains, les plus éprouvés et les mieux faits pour inspirer la sympathie. Même quand elles ne sont qu’une ébauche, les comédies de Cervantes, ainsi que le dit le traducteur, se placent sous la protection de la rondache du bon chevalier de la Manche, qui est de force à les défendre.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.