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Dans sa relation, bien composée et agréablement racontée, il y a deux parts distinctes : celle où nous reconnaissons l’Allemand ami du raisonnement et de la spéculation ; les idées dont il a semé son livre à large main frappent souvent l’esprit par leur justesse et leur élévation, et certaines appréciations sont assez en accord avec les faits qui se sont produits depuis qu’elles ont été écrites, pour prendre le caractère de sages prévisions. Dans la seconde part de son rôle de voyageur et d’écrivain, M. Frœbel a déployé autant d’énergie, de patience infatigable, de présence d’esprit, que les États-Unis peuvent en demander au plus ferme de leurs enfans. En même temps il s’est montré vivement ému devant les grands spectacles, les beautés sublimes que la nature primitive offre en récompense aux hommes courageux qui n’ont pas craint, pour vivre auprès d’elle, de délaisser quelque temps les jouissances faciles du monde civilisé.


Alfred Jacobs.


Théâtre de Michel Cervantes, traduit pour la première fois par M. Alphonse Royer[1]


Rien n’est plus noblement émouvant et plus instructif que ces destinées glorieuses et ingrates de quelques pauvres grands hommes qui passent leur vie à créer tout un monde par l’imagination et à se débattre obscurément dans toutes les mésaventures, dans tous les tracas vulgaires de la réalité. Cervantes est, comme Corneille, de cette famille de génies un peu gauches, candides et peu habiles, fort mal avec la fortune, qui sont l’honneur de leur temps et ne peuvent arriver à se mettre au-dessus du besoin. On le voit au fond de son siècle, ce génie qui fit Don Quichotte, avec son visage d’aigle, son grand front découvert, ses grandes moustaches, son regard bon, et un peu fort d’épaules. Il n’eut jamais de chance depuis le premier jour jusqu’au dernier. Simple soldat dans les fameux tercios d’Espagne, il fait la guerre contre les Turcs, il a une main brisée d’un coup d’arquebuse à Lépante ; partout il se montre avec héroïsme et il ne peut arriver à commander une compagnie. Il quitte l’Italie pour revenir en Espagne les mains pleines de recommandations, et en voyage il est pris par des pirates barbaresques qui le conduisent captif à Alger. Redevenu libre après quelques années de captivité, Cervantes reprend du service, fait les campagnes de Portugal, voit encore s’évanouir ses espérances de fortune, renonce au métier de soldat, et après quinze ans d’une vie agitée, à quoi arrive-t-il ? A un petit emploi dans la marine à Séville. Il demande à passer aux Indes, « ce paradis de tous les désespérés d’Espagne, » et heureusement on le lui refuse. Alors il retombe sur un petit emploi de finances à Grenade, et il passe sa vie à faire rentrer des contributions, à faire des écritures de comptabilité. Ce n’est pas tout, on découvre un déficit, une erreur dans sa gestion à Séville ; le voilà traîné en prison à Madrid jusqu’à ce qu’il rende ses comptes, et il en sort à son honneur. Il ne lui reste plus qu’à se mettre à écrire. Il essaie de tout, il épuise tout, jusqu’à ce qu’enfin, venant de finir

  1. 1 vol. in-18, chez Michel Lévy, 1862.