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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/275

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lueurs de mémoire. Je la voyais rapidement s’éteindre. Je fis rentrer les enfans, qu’elle demandait à embrasser ; mais elle ne les reconnut pas, et vers six heures du soir elle expira sans en avoir conscience.

Estagel revenait quand je le rencontrai en sortant de la maison et conduisant les deux petites filles loin de l’affreux spectacle de cette mort désespérée. — Tout est fini ? dit le brigadier en recevant les enfans dans ses bras

— Oui, occupez-vous de ces chères créatures-là. C’est pour elles qu’il faut vivre à présent. Elles n’ont pas été heureuses, vous leur devez tout votre cœur et tout votre courage.

— Bien ! répondit-il ; mais j’ai quelque chose à faire, et je ne pourrai penser aux enfans que demain. Faites-moi amitié et charité de chrétien jusqu’au bout. La dame de Tamaris est bonne et sainte femme ; conduisez-lui mes filles pour vingt-quatre heures. Moi, je veux ne penser qu’à ma pauvre ! Je veux l’ensevelir moi-même et la pleurer tout seul. Après ça, j’aurai du courage, et j’irai chercher les enfans.

Estagel avait les yeux secs et la parole plus brève que de coutume ; mais il avait retrouvé sa volonté et sa présence d’esprit. Je partis avec les enfans, Marie pleurant en silence et me suivant avec résignation, Louise accablée dans mes bras et dormant la tête sur mon épaule.

J’allai ainsi jusqu’aux Sablettes, où je vis la marquise, qui venait à ma rencontre avec Paul et Nicolas. Elle avait appris des douaniers échelonnés sur toute la côte que la femme du brigadier de Fabregas était au plus mal. Elle comprit tout en voyant les petites filles et ma figure navrée et fatiguée. — Ah ! mon Dieu ! dit-elle. — Et elle embrassa les enfans sans ajouter un mot et sans demander si on les lui confiait pour une heure ou pour toujours. Les douaniers du poste des Sablettes les prirent avec Paul et Nicolas dans une petite barque pour remonter le golfe jusqu’à Tamaris, et la marquise, ayant recommandé à Paul d’avoir le plus grand soin des pauvres petites, prit mon bras et revint avec moi par le rivage.

— Eh bien ! lui dis-je après lui avoir communiqué les faits en peu de mots, vous dormirez en paix maintenant ! Cette femme si altière et si vindicative, qui vous effrayait tant hier, s’est fait à elle-même sévère et cruelle justice !

— C’est donc là le sort des maîtresses de La Florade ? dit la marquise d’un ton indigné, mais sans donner aucune marque de douleur personnelle.

— N’accusez pas La Florade plus qu’il ne le mérite, repris-je. Il a été bien téméraire et bien léger ; mais son intention était bonne :