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la caricature d’un grand peuple, parce que sa grandeur n’est pas la nôtre. Certes ce qu’on voit dans un comté anglais n’est pas de la féodalité pure, quoi qu’il en semble : les temps modernes ont passé par là et soufflé une autre âme dans la vieille machine. Ce n’est pas même de la noblesse, si l’on met sous ce mot une distinction, une puissance fondée sur la race ; rien ne se recrute comme les classes supérieures de la Grande-Bretagne, ce qui n’appartient en propre ni à ce pays, ni aux temps modernes. Le monde a toujours eu assez d’angoisses pour tirer de ses profondeurs tout ce qui était capable de le sauver, tout ce qui repoussait les Sarrasins ou les Normands, les Anglais ou les ligueurs. Des dynasties sont nées de ces services ; pourquoi pas des familles, des souches nobiliaires ?

Quoi qu’il en soit, si le gouvernement local de l’Angleterre n’est pas précisément à base féodale ou nobiliaire, il est traditionnel au moins. Or cette tradition profite à certaines classes, nullement inaccessibles et même incessamment accrues, où persistent néanmoins, comme fond et comme type, les supériorités d’autrefois, les élémens officiels du moyen âge, ce qui n’est pas un médiocre principe en ce pays de faveur et de respect populaires. Que voulez-vous ? ce peuple n’a pas fait de révolutions, ou du moins il n’en a fait que de superficielles.

Dès qu’il n’éprouvait pas le besoin de détruire les anciennes supériorités, on ne peut lui faire un crime de les avoir respectées. Le crime eût été de mettre à mal une caste qui gagna ses éperons comme nulle part, dont la main est partout dans l’édifice des libertés publiques. Les peuples doivent se juger avec indulgence : songez donc que celui-ci a encore des dîmes, des substitutions, des grades militaires à prix d’argent, des sectes à l’infini, des bénéfices d’église à la nomination des propriétaires ; il n’a pas dans toute son histoire une date comme la nuit du 4 août 89. À propos de dates, nous ferons bien de nous en tenir là et de triompher avec modestie, même en présence de ces pouvoirs confus et surabondans dont jouit l’aristocratie anglaise.

Ceci, à coup sûr, est la trace et si l’on veut le poids du passé. On ne comprend rien à ces reliques, quand on a cru bien faire d’abolir le passé, d’ensevelir soigneusement toute tradition : en France, par exemple, où chacun a besoin d’une certaine archéologie pour se représenter la façon dont vivait son grand-père. « Il faudrait plus de six mois, dit Montesquieu, pour faire comprendre à un lettré chinois ce que c’est qu’un abbé commendataire battant le pavé de Paris. » Je mets en fait que les petits-neveux de cet abbé ont à son égard cette ignorance, cette intelligence d’antipodes. Telle est la rupture des Français avec leur passé que ceci n’est presque pas une