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nouvelle. Peut-être, si on avait la patience de reconduire poliment pendant quinze jours, serait-il consolé, ce qui vaudrait mieux que d’avoir été vaincu.

— Mais je tiens à ce qu’il soit vaincu, moi ! répliqua le baron. J’y mets mon amour-propre d’ami enthousiaste de la marquise, et je me soucie fort peu que ton La Florade soit désolé ou non. Un homme de ce caractère peut souffrir, et on ne doit rien à celui qui s’embarrasse si peu de faire souffrir les autres.

Tout en parlant ainsi de La Florade, le baron avait peut-être un peu de dépit contre lui-même, et pour faire comprendre ce mélange de bienveillance et d’antipathie, je dois esquisser, plus particulièrement que je ne l’ai encore fait, le caractère du baron.

Si la forme extérieure est généralement le moule ou le reflet de l’homme intérieur, il faut reconnaître pourtant un grand nombre d’exceptions, et à première vue le baron en était une. Il était petit, maigre et assez bien proportionné ; mais sa figure, franchement laide, comme il le proclamait lui-même en toute occasion, faisait naître l’idée d’un esprit très vulgaire et d’une âme sans élévation. Il avait les traits vagues, avortés pour ainsi dire, l’œil terne, le regard distrait, le sourire sans expression. Cela tenait à des excès de travail et à de longues veilles qui avaient fait arrêt de développement dans sa jeunesse. Plus tard, il avait lutté contre deux ou trois maladies graves avec un grand courage, une remarquable patience, et sans que l’activité de l’esprit parût en avoir souffert. Sa vie était donc le résultat de victoires remportées autant par sa volonté que par les secours de l’art, et sa figure annonçait une fatigue dont l’âme ne se souvenait plus, mais dont elle gardait l’empreinte ineffaçable.

Quand on connaissait le baron, quand on l’avait étudié à toute heure, on arrivait à découvrir dans sa physionomie terne le rayon de son esprit toujours vif et clair, l’énergie toujours soutenue de sa vitalité physique artificielle, mais durable. Le sourire qui effleurait à peine ses lèvres flétries, le regard qui passait comme un éclair dans ses yeux myopes, avaient une grande signification et même un grand charme. Il fallait les saisir au vol, les deviner peut-être, ces rayons fugitifs du sentiment intérieur, car la contraction nerveuse les traduisait parfois d’une manière infidèle ; mais, pour qui connaissait les trésors de dévouement et de bonté de cet homme rare, tout plaisait en lui, même sa laideur. Le baron n’était peut-être pas né avec de grandes facultés intellectuelles. Il avait plus d’aptitude que de mémoire, plus de déductions que d’inductions à son service. Il était en un mot de ces hommes qui, ne sentant pas en eux une spécialité pour les appeler et les aider, veulent étendre le cercle de leurs connaissances à tous les sujets. Il avait donc lutté contre son