être intellectuel, comme il avait lutté contre son être physique, et là aussi il avait vaincu. Il était devenu ce qu’il voulait être, un homme très instruit, pensant bien, jugeant tout avec un grand sens, et tirant de ses lumières le secret de son bonheur moral. Il était devenu philosophe pratique en étudiant l’histoire, éclectique dans la bonne acception du mot en examinant toutes les théories. L’enthousiasme, le feu sacré lui avaient toujours manqué ; mais que de raison, de tolérance et de sécurité bienfaisante dans ces âmes où le jugement acquis s’appuie sur la bonté naturelle ! Quel paternel refuge pour les âmes troublées ! Quel appui solide et sûr pour les convictions généreuses !
En présence de La Florade, cette autre exception, cette antithèse vivante qui épuisait la vie en croyant la développer, le baron était indécis et troublé pour la première fois peut-être. Il avait envie de le condamner et de le haïr, il avait besoin de l’excuser et de l’aimer. J’ai eu souvent lieu d’observer ce combat intérieur que La Florade, sans l’expliquer, devinait fort bien instinctivement, et que je subissais moi-même sans m’en étonner et sans vouloir m’y soustraire.
La présentation à domicile eut lieu. La marquise se montra calme et bienveillante, La Florade fut plus réservé qu’il ne l’avait été la veille. Lui aussi sentait l’influence de ce milieu austère, de cet intérieur chaste où la maternité semblait veiller et ne pas craindre la surprise de ces voleurs du dehors dont parle l’Écriture. Au bout de cinq minutes, le baron prit mon bras pour aller voir Pasquali, et La Florade resta debout près du banc de coquillages où la marquise aimait à s’asseoir. À quelques pas de là, Paul jouait avec le petit âne ; à dessein ou fortuitement, Mlle Roque était je ne sais où : La Florade pouvait parler.
Je ne sus rien par le baron de ce qui s’était passé. Il n’interrogeait jamais la marquise, et je comprenais bien cette exquise délicatesse du confesseur qui attend les confidences. La marquise ne parla point ; mais le lendemain je vis La Florade chez Pasquali. Il était bouleversé, fiévreux, irritable.
— Voyons, docteur ! me dit le bon et rond Pasquali, qui commençait à me tutoyer, viens donc m’aider à calmer cet animal-là ! Sais-tu qu’il est jaloux de toi comme un tigre ?
— Eh bien ! oui, s’écria La Florade, moitié riant, moitié provoquant ; je suis jaloux de toi, docteur endiablé ! — Il me tutoyait, lui, pour la première fois. — Nous sommes ici dans le sanctuaire de la sincérité, dans la maison où l’on dit tout haut ce qu’on pense, et devant l’homme qui ne comprend rien aux artifices du langage, aux fausses convenances du monde. Nous voici deux marins, et toi, le savant, l’expérimenté, l’homme à grandes relations, tu es tout seul.