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des lettres de Voltaire à Moultou montrera le brillant fascinateur s’efforçant d’attirer à lui le jeune ministre de l’Évangile[1]. Ne vous y trompez pas ; bien des éloges, bien des conseils que renferme cette correspondance ont été repoussés par Moultou. Celui qui, en 1762, prenait si énergiquement le parti de Rousseau malheureux et persécuté contre Voltaire triomphant, n’a pas dû sacrifier son ami, même au défenseur de Calas. Celui qui, malgré les railleries de Voltaire, exigeait que son titre de pasteur fût inscrit dans son passeport, n’a pas sacrifié non plus le christianisme au seigneur de Ferney. Bien que nous n’ayons pas les réponses de Moultou à Voltaire, il est facile de se représenter l’attitude des deux interlocuteurs. Voltaire, abandonné de ses amis de Genève au point de vouloir quitter ce voisinage hostile, se rattache à la Suisse et au pays de Gex par ce jeune homme si savant, si vif, si aimable, et qui déteste si cordialement l’intolérance. Il l’aime, il le reçoit à bras ouverts, il fait de lui son compagnon d’armes, il l’associe à ses luttes, il lui écrit (on l’a vu) maintes paroles qui devaient aller à son cœur ; puis, l’enveloppant de toutes les séductions de l’esprit, il s’efforce de l’amener à croire qu’ils sont d’accord tous deux sur les questions religieuses comme sur les questions d’humanité. Moultou n’est pas dupe ; il est charmé sans doute par tant de grâce, de bon sens, d’esprit, de cordialité, mais les impiétés du sceptique lui répugnent. Vrai sage chrétien dans la pratique, il continue sa tâche, qui est de faire accomplir à Voltaire une œuvre toute chrétienne, la prédication de la tolérance. Il le ramène ainsi sur un terrain où rien ne les sépare, et si Voltaire veut absolument que Moultou soit un philosophe à sa manière, c’est-à-dire un ennemi de l’Évangile, de saint Paul et des imbéciles du concile de Nicée, Moultou est bien forcé de répéter tout bas le mot qu’il lui applique si souvent dans ses lettres à Rousseau : « Comédien ! »


III

Par un singulier hasard, Moultou, qui avait connu Rousseau et Voltaire à Genève dans des circonstances si différentes, se trouvait à Paris au moment de leur mort. Il put les revoir à la veille du jour suprême, et les renseignemens que contiennent ses papiers inédits, soit à propos de leurs dernières pensées, soit au sujet des impressions du monde parisien, méritent d’être recueillis par l’histoire.

Moultou, appelé par la famille Necker, dont il était l’intime ami

  1. Les lettres de Voltaire à Moultou, dont nous n’insérons ici qu’une partie, et les lettres de Moultou à Voltaire, qui nous ont fourni quelques détails, paraîtront à la librairie de Michel Lévy, publiées par les soins de MM. G. Streckeisen-Moultou et Jules Levallois.