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depuis longues années, arriva à Paris au printemps de 1778. C’était la première fois qu’il voyait la grande ville ; on devine quelle fut sa joie de se trouver tout à coup au foyer même d’un monde éblouissant. Ce théologien, nous le savons par sa correspondance, était passionné pour les lettres, pour les arts, et avide de tout connaître dans le domaine des choses de l’esprit. Or M. et Mme Necker sont ses patrons auprès des grands seigneurs et des philosophes ; c’est dire que rien ne lui échappera dans ce Paris brillant et corrompu, qui célèbre ses dernières fêtes à la veille de la catastrophe inévitable. Les lettres qu’il écrit à sa femme, du mois d’avril au mois de juillet 1778, contiennent un tableau naïf de ses émotions, de ses étonnemens, de ses joies d’artiste et de lettré, souvent aussi de ses répugnances de philosophe et de chrétien. Mme Necker, qui l’aime comme un ami d’enfance, veut absolument le faire brillera Paris, et Moultou, avec son esprit, sa franchise, sa gaîté méridionale, sa vive et sérieuse éloquence, fait honneur à ce patronage illustre. Dans les soupers, chez les ministres, à la cour, ducs et pairs ou gens de lettres raffolent de l’ami de Jean-Jacques. « Je puis te dire que j’ai eu dans ce pays assez de succès, et que cela continue ; je suis écouté et goûté. Le marquis de Castries, qui a beaucoup de mérite, laissa avant-hier toute la compagnie pour faire la conversation avec moi, et dit le lendemain à Mme Necker qu’il n’avait rien perdu à se séparer de l’assemblée, que je causais également bien sur tous les sujets, que j’entraînais par un charme auquel on ne résistait point. Il faut bien parler à sa femme, et à une aussi bonne femme que la mienne, pour parler avec cette vérité. D’un autre côté, le bonhomme Buffon dit à tout le monde qu’il n’a jamais rencontré d’homme dont la tête fût mieux faite et qui fût plus éloquent. — Pardieu ! où cet homme a-t-il appris le français ? Est-il possible qu’il ne soit point sorti de Genève ? » On voit quel est le ton des confidences de notre voyageur, une joie franche et candide, un peu de présomption peut-être, du moins un peu trop d’empressement à prendre au pied de la lettre des complimens de salon, et avec cela pourtant un esprit vif, dégagé, qui n’est pas dupe des mensonges du monde.

Ses portraits, tracés au courant de la plume, ont souvent un singulier accent de vérité. On vient de remarquer ces mots le bonhomme Buffon, il les reprend plus loin et les explique. » Je dînai la veille avec M. de Buffon, qui est un vieillard de soixante-quatorze ans, d’une simplicité et d’une bonhomie touchantes : sublime quand il parle de la science, enfant quand il s’agit des choses les plus communes de la société. J’ai eu le bonheur de lui plaire, il m’a fait beaucoup d’amitiés et a dit à Mme Necker des choses très flatteuses sur mon compte. En général, j’ai bien pris dans ce pays-ci, on m’y