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Rousseau, éprouve bientôt un désenchantement amer. Il a vu de trop près les personnages qui occupent l’attention de l’Europe. Que de vanités mesquines chez ces poursuivans de la gloire ! « Chère femme, écrit-il, les hommes entassés dans les capitales perdent en vertu tout ce qu’ils gagnent en agrément. Il faut voir Paris comme un spectacle enchanteur qui plaît un moment avec vivacité, et qui enlève l’âme au-dessus des inquiétudes et des tourmens de la vie, mais qui n’en consolerait pas… Plus je vois les gens de lettres et plus je m’en détache ; à l’exception de Thomas et de Buffon, ils sont si méprisables ! Mais ceci entre nous, car si ces gens-là voyaient percer mon mépris pour eux, ils ne me pardonneraient pas. Je leur ai plu, il faut leur laisser de moi un souvenir agréable. Je fais aussi le plus grand cas de l’abbé Raynal. Le reste est un tas de fripons qui sacrifient tout à la célébrité, et sont jaloux de tous ceux qui peuvent offusquer leur gloire. Ils ne sont liés que par l’esprit de parti. Gluck et Piccini ont anéanti des amitiés de vingt ans… Quelle nation frivole ! Cela fait pitié. Elle est cependant bien aimable. »

C’est surtout à l’occasion de la mort de Voltaire que les confidences de Moultou ont l’intérêt d’une révélation. On sait avec quels transports d’enthousiasme fut accueilli l’illustre vieillard dans ce dernier voyage à Paris. Le 4 février 1778, il était parti de Ferney en chaise de poste ; le 8, il rejoignait à Fontainebleau le marquis et la marquise de Villette, qui avaient pris les devans ainsi que Mine Denis, et le 9 ils entraient à Paris tous ensemble. « Non, s’écrie le baron Grimm, l’apparition d’un revenant, celle d’un prophète, d’un apôtre n’aurait pas causé plus de surprise et d’admiration que l’arrivée de M. de Voltaire. Ce nouveau prodige a suspendu quelques momens tout autre intérêt ; il a fait tomber les bruits de guerre, les intrigues de robe, les tracasseries de cour, même la grande querelle des gluckistes et des piccinistes. L’orgueil encyclopédique a paru diminué de moitié, la Sorbonne a frémi, le parlement a gardé le silence, toute la littérature s’est émue, tout Paris s’est empressé de voler aux pieds de l’idole. » Cette fièvre d’idolâtrie, pour employer le langage de Grimm, éclata surtout à la représentation d’Irène. Nul incident ne peint mieux l’extrême sensibilité de la société parisienne en ces ardentes années. Le jour même où Irène fut jouée pour la première fois, une singulière aventure avait mis en émoi la cour et la ville, et révélé l’irrésistible ascendant de cette puissance nouvelle qui s’appelait déjà l’opinion. On était en plein carnaval. Quelques jours auparavant, dans un bal masqué de la cour, le comte d’Artois, celui qui est devenu quarante-six ans plus tard le roi Charles X, jeune alors, brillant, voluptueux, avait adressé je ne sais quel propos de moquerie ou de galanterie à la duchesse de Bourbon. Tous deux étaient masqués. La duchesse veut savoir qui ose