Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/477

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une prospérité relative, et il trouvait dans l’indigénat des chefs appelés à le gouverner un gage sérieux de l’indépendance de son administration. Nous eussions donc, sous ce rapport également, attaché de l’intérêt à renouer les traditions. » Mais à cette proposition d’un chef indigène, c’est-à-dire d’un Maronite, la Turquie et l’Angleterre se soulevèrent d’un seul bond ; je me trompe, l’Angleterre souleva la Turquie. La Russie et l’Autriche n’appuyèrent pas la France, sinon très faiblement, l’une parce qu’elle n’aime pas les catholiques, l’autre parce qu’elle aime les Turcs. La Prusse alors proposa une transaction : il fut dit que la Turquie nommerait un chrétien pour gouverneur du Liban ; mais il ne fut pas dit que ce chrétien devrait ou ne devrait pas être un indigène. La France accepta cette transaction, ne pouvant pas faire mieux, et Daoud-Efiendi, Arménien catholique qui avait su se faire donner un bon certificat par l’ambassade de France[1], fut nommé gouverneur du Liban. La dépêche dans laquelle M. Thouvenel autorise l’ambassadeur de France à Constantinople à accepter la transaction prussienne est importante à lire en face de l’état actuel du Liban et de la Syrie. « Nous persistons à croire que la combinaison dont nous avions indiqué les trois bases éssentielles[2] répondait au véritable objet que les puissances devaient avoir en vue, et nous sommes en outre convaincus qu’en se refusant à confier l’administration de la montagne à un chef indigène, la Porte est tombée elle-même dans une erreur qu’elle ne tardera pas à reconnaître. L’expérience lui démontrera que notre avis nous était uniquement suggéré par cette sollicitude désintéressée dont nous lui avons donné des témoignages réitérés. »

Je ne sais pas si la Porte reconnaîtra quelque jour son erreur ; pour le moment, elle est occupée à l’aggraver. Quel rôle en effet pouvait avoir dans le Liban un chrétien non indigène ? Ne s’appuyant sur aucune force nationale et locale, se sentant isolé et faible[3], n’ayant de pouvoir que celui qu’il apportait de Constantinople, il devait naturellement chercher à affaiblir par la division les forces qu’il lui croyait opposées. N’étant ni Maronite ni Druse, il devait tâcher de les exciter les uns contre les autres. La rivalité, la désunion, la discorde, devaient être ses moyens de gouvernement. Il devait enfin être Turc, quoique chrétien. Grâce à ces moyens, qui ont été employés, la montagne est en train de perdre sa quasi

  1. Voyez la dépêche du 28 mai 1861.
  2. Le pouvoir unique ; — le gouverneur chrétien, — indigène.
  3. Dans la conférence tenue à Constantinople pour rédiger la convention du 9 juin 1861, le grand-vizir Aali-Pacha disait qu’il importait de placer dans le Liban un chef étranger aux animosités locales et aux antipathies qui naissent de la diversité des races ; l’internonce d’Autriche, M. de Prokesch, objecta que si des rivalités locales étaient à craindre pour un indigène, rien ne prouvait d’autre part qu’un étranger ne fût pas exposé à avoir tout le monde contre lui. (Dépêche du 4 juin 1861.)