Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père fût subjugué de toutes les manières. Je la vois encore devant mes yeux, vêtue d’une robe de taffetas rose rayée de blanc, ouverte sur un jupon de soie blanche. Sa taille se dessinait à ravir sous ce costume. Un ruban rose traversait ses cheveux et s’harmoniait avec la couleur de son teint, plus animé qu’à l’ordinaire par l’incertitude de l’accueil qu’elle recevrait de son père et par l’émotion de se retrouver au milieu de sa famille. C’était vraiment ce jour-là une créature idéale.

« M. d’Armont et ma mère se revirent avec un mélange de peine et de plaisir. Le passé revivait en cet instant tout entier aux yeux de cet homme respectable. Il embrassa sa fille, que ma mère lui présenta, avec une tendresse toute paternelle. Il n’y eut ni récriminations ni reproches, et il consentit de très bonne grâce à la laisser chez Mme de Bretteville, peu satisfaite d’une faveur qu’elle n’avait nullement sollicitée, mais incapable, par la faiblesse de son caractère, de chercher à se soustraire à ce qu’elle considérait probablement comme une charge,

« Le dîner fut d’abord très gai. On était rempli d’espérances. Nos futurs émigrés croyaient ne faire qu’une courte promenade aux bords du Rhin ; ils reviendraient prendre leurs quartiers d’hiver à Paris : tout serait alors terminé. Mlle d’Armont les plaisantait sur la rapidité de leur marche et sur leur retour si prochain. Elle les comparait à don Quichotte : ils espéraient rencontrer des Dulcinées, ils ne trouveraient que des Maritornes. On riait, on badinait, et jusque-là tout allait bien ; mais enfin on proposa la santé du roi. Nous nous levâmes tous par un mouvement simultané, excepté Mlle d’Armont, qui resta assise et laissa son verre sur la table. « A la santé du roi ! » répéta-t-on une seconde fois. Même attitude et même silence. Les sourcils de M. d’Armont se froncèrent ; il baissa les yeux avec un mécontentement visible. Ma mère toucha doucement le bras de la jeune personne pour l’engagera se lever. Mlle d’Armont la regarda avec son calme et sa douceur accoutumés, mais elle ne bougea pas. « Comment, mon enfant ! lui dit ma mère à voix basse, vous refusez de boire à la santé de ce roi si bon, si vertueux ! — Je le crois vertueux, répondit-elle avec cet accent si doux qu’il était comme une harmonie ; mais un roi faible ne peut être bon : il ne peut empêcher les malheurs des peuples. » Un silence absolu succéda à cette réponse. J’étais en colère ; ma mère dissimulait avec peine son humeur. Nous n’en portâmes pas moins notre santé chérie ; puis chacun se rassit, visiblement assombri et contrarié. Assurément Mlle d’Armont ne cherchait pas à nous déplaire ; mais, franche et incapable de déguisement, elle aurait rougi, comme d’une apostasie, de ce que la circonstance exigeait d’elle peut-être, mais de ce que la raideur de son caractère et l’inflexibilité de ses