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dans sa bride. — Là-dessus délibérations tumultueuses : on force les corps administratifs à permettre le départ de Caen, dont les préparatifs durèrent jusqu’à deux heures et demie. Ceux de Verson, avertis le matin, crurent qu’on se moquait d’eux. Enfin le curé eut le temps de se sauver, en laissant dans le chemin une personne morte dont on faisait l’enterrement. Vous savez que ceux qui étaient là et qui ont été pris sont l’abbé Adam et de La Pallue, chanoine du Sépulcre, un curé étranger et un jeune abbé de la paroisse ; les femmes sont la nièce de l’abbé Adam, la sœur du curé, et puis le maire de la paroisse. Ils n’ont été que quatre jours en prison. — Un paysan, interrogé par les municipaux : « Êtes-vous patriote ?

— Hélas ! oui, messieurs, je le suis ! Tout le monde sait que j’ai mis le premier à l’enchère sur les biens du clergé, et vous savez bien, messieurs, que les honnêtes gens n’en voulaient pas. » Je ne sais si un homme d’esprit eût mieux répondu que cette pauvre bête, mais les juges mêmes, malgré leur gravité, eurent envie de sourire.

— Que vous dirai-je enfin pour terminer en abrégé ce triste chapitre ? La paroisse a changé dans l’instant et a joué au club ; on a fêté les nouveaux convertis, qui eussent livré leur curé, s’il avait reparu chez eux.


Vous connaissez le peuple, on le change en un jour ;
Il prodigue aisément sa haine et son amour.


Ne parlons plus d’eux. Toutes les personnes dont vous me parlez sont à Paris. Aujourd’hui le reste de nos honnêtes gens partent pour Rouen, — et nous restons presque seules. — Que voulez-vous ? À l’impossible nul n’est tenu. J’aurais été charmée à tous égards que nous eussions pris domicile dans votre pays, d’autant qu’on nous menace d’une très prochaine insurrection. On ne meurt qu’une fois, et ce qui me rassure contre les horreurs de notre situation, c’est que personne ne perdra en me perdant, à moins que vous ne comptiez à quelque chose ma tendre amitié. Vous serez peut-être surprise, mon cœur, de voir mes craintes : vous les partageriez, j’en suis sûre, si vous étiez ici. On pourra vous dire en quel état est notre ville et comme les esprits fermentent. — Adieu, ma belle, je vous quitte, car il m’est impossible d’écrire plus longtemps avec cette plume, et je crains d’avoir déjà trop tardé à vous envoyer cette lettre ; les marchands doivent partir aujourd’hui. Je vous prie de me servir d’interprète, de dire de ma part à Mme L… les choses les plus honnêtes et les plus respectueuses. Ma tante me charge de lui témoigner, ainsi qu’à vous, combien son souvenir lui est cher, et vous prie de compter sur son sincère attachement. Je ne vous dis rien de ma tendresse, je veux que vous en soyez persuadée sans que je radote toujours la même chose. »