Ou je me trompe fort, ou ces deux lettres offriront mieux qu’un simple intérêt de curiosité. Sans doute on ne peut s’attendre à trouver dans les confidences échangées entre deux jeunes filles tout ce qui frappe et émeut dans la célèbre lettre adressée à Barbaroux, commencée à l’Abbaye, achevée à la Conciergerie. La Charlotte Corday de 1792 ne pouvait être celle de 1793 ; elle ne pouvait écrire de Caen, dans une retraite moins troublée par les bruits du dehors que par les secrètes agitations de son âme, comme elle écrivait après avoir versé le sang de Marat, exaltée par cette action si utile et si glorieuse à ses yeux, exaltée par son propre sacrifice, plus occupée de sa patrie et de l’espoir de lui avoir rendu le repos que du sort qui l’attendait elle-même. On voit néanmoins se dessiner nettement les principaux traits de son caractère dans les souvenirs et les portraits qu’elle groupe. Ce sont des scènes comme celles auxquelles elle assiste dans une ville qu’elle juge méprisée si justement ; ce sont ces patriotes se mettant en campagne pour aller outrager des femmes ; ce sont ces habitans de Verson prêts à livrer leur curé, s’il s’avisait de revenir ; ce sont les lâches, comme ce paysan dont elle raconte si comiquement l’interrogatoire ; ce sont les niais prodiguant leur haine et leur amour ; ce sont tous ces misérables et tous ces imbéciles qui lui ont fait dire en 1793 : « Presque tout est égoïsme ; quel triste peuple pour fonder une république[1] ! » Celle qui écrivait la veille de sa mort : « Je n’estimai jamais la vie que par l’utilité dont elle devait être[2], » ne posait pas pour la postérité, car c’est la même qui, un an auparavant, disait à son amie : « On ne meurt qu’une fois, et ce qui me rassure contre les horreurs de notre situation, c’est que personne ne perdra en me perdant, » Lors donc qu’on aura tenu compte des différences qui sont la conséquence forcée de circonstances si diverses, on reconnaîtra le caractère tout entier de l’intrépide Normande dans les deux lettres de mars et de mai 1792. C’est la même disposition à l’enjouement et à l’ironie, c’est le même enthousiasme pour la cause républicaine avec le même mépris pour ceux qui souillaient et déshonoraient cette cause par d’odieuses violences et de honteuses saturnales, c’est le même dédain de la vie, c’est enfin tout ce mélange de purs sentimens, de gaîté juvénile, de grâce simple, d’élévation de cœur, de fermeté d’âme et de vigueur d’esprit qui aurait fait de Charlotte Corday la femme la plus remarquable et la plus séduisante, si le malheur des temps n’en avait fait l’héroïque victime d’une sublime erreur.