Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/640

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la caisse. Les chevaux étiques ne goûtaient plus d’avoine que dans les grandes occasions, et les costumes fanés attestaient le dénûment profond de cette troupe poursuivie par un destin contraire. Il y avait en outre un nombre considérable de villes dans lesquelles le signor Barboso n’osait plus reparaître à cause des dettes qu’il y avait contractées. Que de détours il lui fallut faire pour se rendre, l’année suivante, des bords de la Méditerranée aux rives de l’Océan, sans passer par des localités où des créanciers malavisés auraient pu saisir ses chariots et ses chevaux ! Avec une sagacité qui impliquait une connaissance approfondie de la géographie de la France, le signor Barboso put aller depuis la Provence jusqu’en Bretagne en suivant un itinéraire entièrement nouveau. Son plan de campagne consistait à parcourir durant la belle saison tout le littoral de la presqu’île armoricaine, en séjournant dans les petites villes renommées pour les bains de mer. Ce fut ainsi qu’il arriva, vers la fin de l’été, à Port… Le cirque fut dressé sur la plage, et les représentations commencèrent avec quelque succès. Beaucoup de baigneurs élégans aimaient mieux aller voir sauter les hommes et les chevaux sous une baraque de toile accessible aux brises fraîches de la mer que de s’enfermer dans une étroite salle de concert pour y entendre de la musique de piano. Valentin-Fabricio se fit vivement applaudir dans ses divers exercices, et le signor Barboso crut un instant qu’il allait revoir les jours de son ancienne splendeur. Par malheur, la pluie vint brusquement dissiper ses douces illusions. Dès que le temps cessa d’être agréable, beaucoup de familles, qui s’étaient rendues à Port… plutôt pour y passer joyeusement la saison des chaleurs que pour des raisons de santé, se hâtèrent d’abandonner les bords de la mer. Il ne resta plus dans la petite ville, naguère si animée, que les personnes plus ou moins malades auxquelles les bains étaient rigoureusement prescrits, gens sérieux pour la plupart et peu amateurs des spectacles en plein air.

Un jour il avait plu impitoyablement, et les vagues battues par le vent se déroulaient à grand bruit sur la plage. Le seigneur Barboso, ayant donné congé à tous les sujets de sa troupe, se tenait assis sur le devant de son chariot. Fabricio, debout près de lui, regardait machinalement les flots bondissans qui secouaient leurs crinières d’écume. — Voilà un beau spectacle et qui porte à la mélancolie, dit le chef de la troupe nomade ; conçoit-on que ces messieurs et ces dames, effrayés par des averses passagères, aient abandonné la mer précisément au moment où elle est si belle !…

— Ils vont aller jouer des charades dans leurs châteaux ! répondit Fabricio.

— Ah ! des châteaux ! Mon ami, si j’avais des châteaux, je me