Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/698

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

complie, il y a plus de quatre siècles, l’union de la Lithuanie et de la Pologne. Le 10 octobre était l’anniversaire de cette union. Dès le mois de septembre des circulaires coururent dans toutes les parties de l’ancienne Pologne, et partout des délégués furent nommés, même dans la Prusse occidentale. On fit ce qu’on put pour détourner ces singuliers voyageurs. Ceux qui venaient d’au-delà du Bug ne purent passer le fleuve; ceux qui venaient de Cracovie furent arrêtés sur la Vistule. L’affluence fut néanmoins immense; les routes étaient encombrées de gens à cheval, de piétons, de voitures de toute sorte, lourdes charrettes, tarantas de Podolie, phaétons de Léopol. A la veille du 10 octobre, les châteaux, les maisons, les villages autour d’Horodlo se remplissaient d’hôtes inconnus qui partout recevaient une large hospitalité. « Entrez, et soyez les bienvenus, » leur disait-on sans demander leur nom.

Le lendemain, à six heures du matin, une immense procession se forma. Arrivé au petit village de Kopylowa, à une demi-lieue d’Horodlo, toute cette foule, composée d’hommes inconnus les uns aux autres, mais rapprochés par un même sentiment, se rangea en ordre, marchant en colonne serrée et chantant. Il y eut un moment d’incertitude. Fallait-il aller plus loin, au risque de se heurter contre une répression sanglante? Un cri partit : « Nous sommes venus pour aller prier à Horodlo, allons à Horodlo ! » Et la procession reprit sa marche, précédée d’une avant-garde de plus de deux cents prêtres et religieux, lorsque tout à coup, en approchant d’Horodlo, on voyait se déployer en demi-cercle autour de la ville une force militaire considérable. Un mouvement d’inexprimable anxiété se manifesta. On ne savait en effet ce qui allait arriver, et on ne s’avançait pas moins après avoir rejeté tout ce qui pouvait ressembler à une arme. L’emportement d’un chef pouvait transformer cette scène en un véritable massacre. Heureusement le gouverneur militaire de Lublin, le général Chruste, chargé de défendre Horodlo, était un homme conciliant et humain. Il s’avança à la tête de son état-major vers la procession, salua avec déférence les membres du clergé, et leur dit : «J’ai l’ordre formel et sévère d’empêcher la manifestation, je n’ai pas le choix des moyens. Ne me forcez donc pas à employer la rigueur; vous ne voudriez pas charger votre conscience de la responsabilité du sang versé. » Un chanoine sortit alors des rangs et fit observer que toute cette foule ne pouvait être venue de si loin pour se retirer sans avoir au moins entendu la messe. Le général réfléchit un instant; il était lui-même dans une anxiété visible; un silence poignant régnait partout. Enfin Chrustef dit au prêtre : « Si vous voulez absolument prier, faites-le ici, dans les champs, devant la ville; mes ordres ne vont pas jusqu’à vous l’in-