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pularité auprès de ses compatriotes, mais qui d’un autre côté, en acceptant de servir la Russie, gardait sa hauteur. Au mois de février, quand il s’agitait un moment à Varsovie pour son adresse, le prince Gortchakof lui fit dire de prendre garde; il répondit fièrement : « Dites au prince que mes malles sont faites, que je suis prêt à partir pour la Sibérie. » A ses compatriotes, le marquis disait : « Vous, vous n’êtes pas à la hauteur nécessaire pour me comprendre. » Pour les Russes, c’était un personnage indéfinissable et énigmatique. Ils ne comprenaient pas cet étrange gentilhomme polonais qui, n’étant rien dans la hiérarchie administrative, se trouvait tout à coup ministre, qui refusait tout traitement, qui négociait directement avec l’empereur. Que voulait-il? quel était le dernier mot de sa pensée? De là, pour le marquis, cette position solitaire et difficile entre les Polonais, qui n’avaient qu’antipathie pour ses idées, et les Russes, pour lesquels il était un phénomène plus extraordinaire que rassurant. Le marquis Wielopolski ne croyait pour le moment qu’à la possibilité d’organiser un régime légal quelconque; il y employait ses efforts. Or la légalité est ce que les Russes comprennent le moins. Ce fut, après la mort du prince Gortchakof, l’origine des démêlés du marquis Wielopolski avec le nouveau lieutenant, le général Souchozanett, démêlés où le gentilhomme polo- nais finit par avoir momentanément raison du Russe, pour être bientôt emporté lui-même par un courant plus violent de réaction.

La réaction, c’était en réalité le mot du système suivi par la Russie, et elle ne voyait pas qu’au lieu de calmer et de maîtriser le mouvement elle ne faisait que lui donner plus de profondeur et d’énergie par la compression, si bien que lorsque trois mois plus tard la Russie semblait se raviser et revenir un instant à des idées plus conciliantes, le mouvement avait encore grandi. Il s’était surtout étendu, il avait gagné les provinces de l’ancienne Pologne de 1772. Des scènes semblables à celles de Varsovie s’étaient passées à Wilna, et en appliquant les mêmes répressions à toutes ces provinces, la Russie scellait en quelque sorte par sa propre politique cette unité de la vieille patrie polonaise qu’elle s’efforçait de combattre. Une proclamation officielle parlait de la Lithuanie comme d’une province ayant toujours appartenu à l’empire et n’ayant été qu’un moment conquise autrefois par la Pologne. Quelques journaux français vinrent même en aide à la Russie à cette époque en démontrant à la Lithuanie, cette patrie de Miçkiewicz, de Kosciusko et des Czartoryski, qu’elle ne devait avoir rien de polonais. Ce fut justement ce qui provoqua, comme protestation, une des scènes les plus curieuses de cet étrange drame sous la forme d’un pèlerinage à Horodlo. Horodlo est une petite ville au-delà du Bug, où s’était ac-