qui se joue à côté d’eux. La méprise n’est-elle pas étrange? Mais ce n’est pas le lieu de m’arrêter à ces détails; nous ne sommes pas au Vatican, Si je n’y prenais garde, l’Attila, le Saint Pierre, la Messe de Bolsena sont là dans cette même salle, je risquerais de m’y laisser prendre. Retournons donc à Saint-Sulpice. Aussi bien nous y allons trouver M. Delacroix sur un autre terrain, livré à ses propres forces. Plus de comparaison, plus de lutte, et partant moins d’efforts pour se singulariser. Malgré l’attrait curieux qui m’attache à son Héliodore, j’ai hâte d’être en face de son Jacob, c’est-à-dire de n’avoir plus affaire qu’à lui.
La première condition pour peindre ce second pan de mur, exactement semblable au premier et de dimensions et de forme, c’était de conserver certains rapports, certaine analogie dans l’échelle des deux décorations. Pour que deux œuvres qui se font pendant ne se nuisent pas l’une à l’autre, il faut que les proportions générales n’en soient pas trop discordantes. Or c’est ici que j’aperçois dans tout son jour un des dons de M. Delacroix qu’on peut le moins lui contester, le sentiment décoratif, cette partie vraiment supérieure de son talent. Que de peintres aujourd’hui se croiraient obligés, pour nous représenter les vastes champs d’Edom, le lieu désert où Jacob fut rencontré par l’ange, d’imaginer un site bien oriental, c’est-à-dire bien aride, bien nu, bien désolé! Or vous figurez-vous quelques roches poudreuses, quelques pauvres broussailles, en regard de ces murs gigantesques, de ces immenses propylées que nous venons de parcourir? De telles dissonances ne sont jamais à craindre avec M. Delacroix. Il a senti qu’en face de ses colonnes de granit il lui fallait d’autres colonnes de taille et d’importance au moins égales. De là ces arbres séculaires, ces magnifiques chênes plantés si fièrement sur ce petit monticule qui abrite et domine la paisible prairie où vont lutter les deux athlètes. Quels arbres! Tout en est colossal, les troncs, la ramure, le feuillage. Ce sont de vrais géans, des enfans du vieux monde échappés au déluge. Comme ils ombragent cette oasis! Quelle fraîcheur, quel mystère au bord de ce ruisseau? Est-ce bien l’Orient? Je ne sais, mais c’est le paysage le plus poétiquement biblique que vous puissiez rêver.
Me voilà donc sous le charme, et cette fois sans réserve. J’accepte cette façon d’interpréter la nature, de la tailler en grand; je l’accepte sans chicaner sur rien, ni sur les coups de brosse un peu trop violens, ni sur les durs contrastes de ces végétations si diverses : l’effet d’ensemble domine tout. Je n’ai de doutes que sur les personnages. L’attitude de ces deux lutteurs, est-ce bien celle qu’il eut fallu choisir? Je conviens que Jacob, aux prises depuis la veille au soir avec cet inconnu qui veut le terrasser, a bien pu quelquefois, dans cette longue nuit, se jeter, par un effort suprême, tête