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baissée, comme un tableau. sur son immobile adversaire: mais le plus souvent, ce me semble, c’est lui qui a dû résister. Ou le récit de la Genèse n’a pas de sens et n’est qu’un vain symbole. ou nous devons supposer que Dieu veut éprouver son serviteur, sonder son cœur et ses reins. Or la gloire de Jacob, ce n’est pas d’avoir par moment, avec une fureur impuissante, donné du front contre l’ange, c’est d’avoir constamment soutenu son étreinte, c’est de n’avoir pas ployé. M. Delacroix, il est vrai, s’est proposé de peindre ce dernier moment de la lutte où l’ange, en touchant du doigt la cuisse de Jacob, dessèche un de ses muscles; mais d’où vient que le messager divin abuse ainsi de sa puissance et se permet, pour en finir, de rendre son adversaire boiteux? Est-ce donc qu’il se sente en péril, qu’il ait besoin de se défendre contre un assaut désespéré? Non, c’est qu’il a vu briller au sommet des montagnes les premiers feux de l’aurore, qu’avec le jour sa mission doit finir, et qu’il lui tarde de remonter aux cieux.

Je crois donc qu’il y aurait eu profit à intervertir les rôles, à prêter à Jacob une attitude résistante qui donnât mieux l’idée de sa victoire morale. L’effet pittoresque lui-même n’y aurait rien perdu, et l’esprit serait plus satisfait. Du reste, la pose admise, l’attitude assaillante une fois adoptée, je ne crois pas qu’on put l’exprimer avec plus d’énergie que ne l’a fait M. Delacroix. Son Jacob manque un peu de noblesse : il a la puissance d’un Hercule et la rusticité d’un pâtre: on voudrait quelque chose de plus, quelque chose qui fît pressentir le futur patriarche: mais quel mouvement! quelle vie! comme ce corps tout entier s’élance d’un seul bond! Quel choc! on croit l’entendre. Il faut un immortel pour n’y pas succomber. Cet immortel, je dois le dire, a bien aussi quelques défauts. Ses jambes sont un peu lourdes et toute sa personne un peu matérielle. Ce n’est pas la noblesse, encore moins la grandeur qui lui manquent: il est trop dépourvu d’élégance, ou pour mieux dire de spiritualité. Après tout, on s’en aperçoit peu. Les figures ne tiennent pas ici la place principale: on pourrait presque dire qu’elles ne sont qu’accessoires, tant la passion, la vie, le rôle actif et animé sont dévolus au paysage. Depuis les premiers plans jusqu’à la crête de ces montagnes dorées par le soleil levant, tout vous captive et vous attache dans cette puissante conception, qui n’a guère d’analogues, même chez les maîtres italiens qui ont traité le plus largement le paysage décoratif. Rien de banal, rien d’inutile. Comme ce chemin creux est habilement jeté dans ce coin perdu du tableau ! comme on y sent passer, à travers la poussière, ces troupeaux, ces pasteurs, ces femmes, ces enfans! comme on suit au loin les méandres de cette longue caravane, et comme tout ce monde court bruyamment sans se douter qu’un combat solitaire se livre à deux pas de là! Ce tu-