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entretien à peu près nul, et nous ne pouvons en avoir un de moins. Comptons plutôt… » J’étais bien tenté de lui répondre : « Un officier de votre grade en France est un homme vingt fois plus instruit que vous, six fois plus instruit que tous vos généraux réunis ; il est payé quatre fois moins que vous, et il a, pour sa femme et lui, deux domestiques qu’il paie, mais qui à eux deux lui rendent plus de services que ces quatorze misérables qui remplissent votre maison de leur paresse impudente et de leurs criailleries. »

Voilà les mœurs, et il n’est pas probable que le gouvernement du vice-roi soit de force à combattre avec succès un pareil courant. S’il est nécessaire de respecter son autonomie et de lui laisser faire la police de son fleuve, l’Europe est parfaitement en droit, après tous les exemples de vénalité et de barbarie donnés par l’administration égyptienne au Soudan, de surveiller elle-même cette police intérieure. Des postes fixes sur le Fleuve-Blanc, comme ceux du Saubat et de Gondokoro, établis il y a environ cinq ans et bientôt abandonnés, seraient parfaitement dérisoires. Les officiers seraient les premiers à faire la traite pour suppléer à leur paie, fort incertaine, et les soldats en feraient probablement autant. On a proposé l’établissement d’un croiseur entre Eleis et le Saubat, et cela vaudrait mieux ; mais qui nous garantira, parmi les officiers chargés de ce service, l’homme inaccessible à l’appât d’un bakchich de cinq ou de dix talaris ? Je crois cependant à l’utilité d’une croisière égyptienne, mais avec la surveillance d’un agent européen ferme et incorruptible. Ce dernier ne serait pas difficile à trouver. On peut faire bien des reproches à la bureaucratie occidentale ; mais, grâce à Dieu, la vénalité, qui est la plaie incurable de l’Orient administratif, n’est qu’une exception chez nous. L’honneur, ce mot intraduisible dans toutes les langues des pays musulmans, est encore l’égide d’une classe d’hommes qui lutte sans se lasser contre des tentations nombreuses. Quant aux moyens matériels, l’Égypte ne peut nier qu’elle ne les ait sous la main. Khartoum possède un petit steamer appartenant à Halim-Pacha, oncle du vice-roi, et un jeune Français, M. Louis de Tannyon, l’a guidé à travers les cataractes par un tour de force qu’ont admiré les indigènes. Un tour de force plus admirable serait d’opposer une digue à ce débordement de barbaries qui rend la race blanche exécrable à deux millions de nègres libres et inoffensifs. Ce ne sera pas l’œuvre d’un jour ; mais elle se fera. L’Occident est devenu le grand justicier de l’humanité, et il y a longtemps qu’il emploie son influence à maintenir dans le bien les bonnes volontés impuissantes, comme à enrayer et à châtier les mauvaises.


Guillaume Lejean.