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lement je la répétai quand elle eut fini de se faire entendre. Il m’en resta dans l’esprit comme un mouvement qui se continua, et cela devint une sorte de mode et d’appui mélodique sur lequel involontairement je mis des paroles. Je n’ai plus aucun souvenir des paroles, ni du sujet, ni du sens des mots, je sais seulement que cette exhalaison singulière sortit de moi, d’abord comme un rhythme, puis avec des mots rhythmés, et que cette mesure intérieure tout à coup se traduisit, non-seulement par la symétrie des mesures, mais par la répétition double ou multiple de certaines syllabes sourdes ou sonores se correspondant et se faisant écho. J’ose à peine vous dire que c’étaient là des vers, et cependant ces paroles chantantes y ressemblaient beaucoup.

À ce moment même, et pendant que je faisais cette réflexion, je reconnus devant moi, dans l’allée que je suivais, notre ami de tous les jours, M. d’Orsel et ses deux filles. J’étais trop près d’eux pour les éviter, et la préoccupation même où j’étais plongé ne m’en eût pas laissé la force. Je me trouvai donc face à face avec le regard paisible et le blanc visage de Madeleine.

— Comment ! vous ici ? me dit-elle.

J’entends encore cette voix nette, aérienne, avec un léger accent du midi qui me fit frissonner. Je pris machinalement la main qu’elle me tendait, sa petite main fine et fraîche, et la fraîcheur de ce contact me fit sentir que la mienne était brûlante. Nous étions si près l’un de l’autre, et je distinguais si nettement les contours de son visage, que je fus effrayé de penser qu’elle me voyait aussi.

— Nous vous avons fait peur ? ajouta-t-elle.

Je compris au changement de sa voix à quel point mon trouble était visible. Et comme rien au monde n’aurait pu me retenir une seconde de plus dans cette situation sans issue, je balbutiai je ne sais quoi de déraisonnable, et, perdant tout à fait la tête, étourdiment, sottement, je pris la fuite.

Ce soir-là, je ne passai point par le salon de ma tante, et je m’enfermai dans ma chambre, de peur qu’on ne m’y surprît. Là, sans réfléchir à quoi que ce fût, sans le vouloir, absolument comme un homme attiré par je ne sais quelle irrésistible entreprise qui l’épouvante autant qu’elle le séduit, d’une haleine, sans me relire, presque sans hésiter, j’écrivis toute une série de choses inattendues, qui parurent me tomber du ciel. Ce fut comme un trop-plein qui sortit de mon cœur, et dont il était soulagé au fur et à mesure qu’il se désemplissait. Ce travail fiévreux m’entraîna bien avant dans la nuit. Puis il me sembla que ma tâche était faite ; toutes les fibres irritées se calmèrent, et vers le matin, à l’heure où s’éveillent les premiers oiseaux, je m’endormis dans une lassitude délicieuse.