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telle ou telle direction adoptée d’avance. On croirait volontiers qu’un changement complet de milieu ranime et ravive son imagination épuisée après chaque effort, et que, pour s’être mis tout entier dans chacune de ces tentatives passionnées, il n’en éprouve que mieux l’impérieux besoin de chercher, au plus loin du terrain fouillé, parcouru en tous sens, exploité à fond, un autre champ de conquête, un autre butin, des hasards nouveaux. Le premier de ses romans qui ait attiré l’attention sur lui, Peg Woffington, était une étude des mœurs dramatiques anglaises au XVIIIe siècle en même temps que la peinture assez vive des coquetteries de coulisse à cette époque légère. Vint ensuite, si nos souvenirs sont fidèles, une idylle écossaise, Christie Johnstone, où, sans transition aucune, nous passions de l’atmosphère des boudoirs à celle des pêcheries, et où les naïves amours d’une fille du peuple succédaient aux galanteries cavalières d’une spirituelle actrice. Plus tard, les White Lies, — malheureux effort! — eurent pour théâtre la Bretagne insurgée, et il ne tiendrait qu’à nous, — mais la complaisance serait poussée un peu loin, — d’y signaler une peinture de nos mœurs sous le directoire et le consulat. Dans le volume étrangement intitulé Cream, à côté de l’autobiographie d’un voleur et de l’homme à tout faire (Jack of all trades), l’auteur étudie avec un soin tout particulier Mademoiselle-Djeck, l’éléphant femelle que nous vîmes naguère émerveiller les habitués du Cirque-Olympique. Puis, jaloux peut-être des palmes socialistes cueillies par Charles Dickens, Charles Reade se prit corps à corps avec les abus du régime pénitentiaire anglais, et c’est alors qu’il obtint son premier grand succès bien incontestable et très mérité. Une analyse intelligente a fait connaître aux lecteurs de la Revue le roman auquel nous faisons allusion (It’s never too late to mend)[1], et nous n’avons qu’à leur rappeler ce terrible intérieur de prison moderne, ces tableaux dramatiques de la vie des convicts en Australie, pour leur faire apprécier cette faculté, cette habitude de transformation que nous signalons comme le caractère spécial du talent de M. Reade. Immédiatement après cette œuvre fiévreuse, on pouvait, on devait s’attendre à quelque simple histoire d’amour, lestement et gaîment contée. Ce fut en effet ce qui arriva. Love me little, love me long n’est pas autre chose qu’un marivaudage parfois assez fin, assez élégant, et la longue paraphrase anglaise d’une petite comédie de Scribe, la Haine d’une Femme.

Or, de même que M. Reade avait brusquement ramené ses lecteurs des districts aurifères de la Nouvelle-Galles au fond d’un paisible comté d’Angleterre, il devait ensuite, cherchant toujours des

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1858.