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pique et l’arbalète (salut ici au sergent et à Denys), à l’autre avec sa bonne police. Longue vie au duc!...

« Les piquiers ne pouvaient pas se laisser damer le pion en fait de fidélité monarchique. Aussi leurs voix de Stentor firent-elles écho : Longue vie au duc! Puis les transvasés eux-mêmes, en partie parce que la féale obéissance était alors un sentiment comme instinctif, en partie parce qu’ils pouvaient craindre, s’ils restaient muets, quelque aggravation à leur misère, poussèrent tout tremblans un cri qui résonnait moins : Longue vie au duc!

« Mais aussitôt la nature outragée prit sa revanche. L’expression du sentiment factice provoqua peut-être celle du sentiment véritable, car immétliatement après cette clameur servile, une plainte haute et perçante jaillit du cœur de chaque femme, un gémissement sourd échappa aux lèvres de chaque homme. L’effet en fut tel que les piquiers, abasourdis, firent halte sans commandement, comme si une muraille de mortelles angoisses se fût tout à coup dressée devant eux.

« — En avant! hurla le sergent d’armes. Et ils reprirent leur marche, mais avec des murmures et des imprécations.

« — Ah! la vilaine musique! dit l’officier municipal, ému lui aussi. Les malheureux! les ingrats!... D’un endroit où ils sont de trop, où ils meurent de faim, on les envoie là où ils sont attendus, désirés... De la disette à l’abondance... Et ils osent se plaindre!... Ne dirait-on pas qu’on les chasse de la Bourgogne?...

« A mesure que les femmes pleurant, et les hommes l’œil à terre, défilaient devant nos voyageurs, Gérard s’efforçait d’articuler quelques paroles consolantes; mais elles lui restaient à la gorge. — Allons-nous-en, Denys! dit-il enfin, car son âme d’artiste répugnait aux impressions pénibles, et ne pouvait s’astreindre à contempler une misère pour laquelle il ne savait aucun remède. Se dérobant à ces soupirs, à ces gémissemens, il courait presque.

« — Eh! camarade, reprit Denys, vous voilà de la couleur des citrons... Pourquoi diable prendre à cœur si vivement les peines d’autrui? Je ne sais pas une de ces gémissantes coquefredouilles qui ne te vît, toi, étranger, pendu haut et court, sans cligner de l’œil.

« Gérard l’écoutait à peine.

« — Les transvaser, murmurait-il d’une voix émue, comme si le sang n’était pas plus précieux que le vin!... Ah! méchans princes, loups dévorans! Pauvres gens, pauvres gens!... Leur peine, Denys, me rappelle la mienne... Hélas!...

« — Ici, mon brave, vous êtes dans le vrai... Que vous, pauvre diable de Hollande, soyez chassé devers Rome, voilà qui est digne de pitié... Mais ces roquets pleurards, quel dommage souffrent-ils? Ils sont plus d’une centaine pour se tenir compagnie... Et encore ne sortent-ils pas de la Bourgogne.

« — Mieux leur eût valu n’y jamais entrer.

« — Voulez-vous bien vous taire, méchant?... Ils vont d’un village à un autre... Un simple trajet de mule... Tandis que toi, mon camarade... Allons, allons, pas un mot de plus... Courage, courage!... Le diable est mort! »

A travers mille périls et mille avanies, séparé de son ami l’arbalé-