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Quand on n’espère plus vivre sans interruption dans une seule âme, il n’est pas trop de toutes pour remplir cette seule-là. Il n’y a rien de si commun que de suppléer par le nombre à la qualité. » On ne saurait mieux avertir beaucoup de ceux qui ne croyaient pas être du nombre dans les attentions de cette femme distinguée.

Trente ans de la vie de Mme Swetchine se passent à faire marcher ensemble le mouvement du monde et une sorte d’ascétisme chrétien, à concilier les difficultés d’une existence désormais fixée en France et toujours suspendue à la volonté d’un maître qui était à Pétersbourg, à se mêler au courant de nos destinées sans s’y confondre, à lutter sous une apparence de calme. Au milieu d’une telle vie, tout occupée de charité et de politique, de prosélytisme et de choses de l’esprit, ce qui manque à cette grande dame russe, c’est justement ce naturel dont je parlais, ce qu’on peut appeler le naturel féminin, ce je ne sais quoi qui fait d’une femme un être vrai et humain par sa façon de sentir, par ses passions et même par ses faiblesses. Mme de Sévigné a la passion de sa fille. Mme de Staël a bien aussi cette flamme de l’être vivant qui tient par mille liens à l’humanité. Mme de Duras elle-même, dont les ingénieuses et piquantes lettres sont l’agrément du livre de M. de Falloux, a le naturel féminin, lorsqu’elle écrit d’une plume agitée et rapide : « Je suis dans mes grands noirs… N’est-ce pas déplorable d’être dans cet état où le bien-être dépend d’un rien, d’un souffle ? Trouvez-moi un remède à ce mal. Je sais bien ce que vous me direz : C’est vrai ; mais ce point d’appui, il faudrait, pour l’embrasser, toute la force qu’il donne, ce que je n’ai pas… » Il en est autrement de Mme Swetchine. Ce n’est pas qu’elle ne soit douée d’une surprenante activité d’âme. Elle le dit elle-même. « Quand vous me demandez : Avez-vous éprouvé cela ? comprenez-vous ceci ? soyez sûr qu’avec la plus parfaite vérité je puis vous dire oui. En fait de sentimens, de pensées portant sur les affections et les passions humaines, j’ai parcouru un cercle immense et creusé jusqu’aux antipodes… Je ne trouve point incompréhensible ce que les gens qui n’ont vécu que dans le mouvement des choses extérieures ne peuvent expliquer… C’est dans l’enceinte de mon propre cœur que j’ai appris à connaître celui des autres, et la seule connaissance de moi-même m’a donné la clé de ces énigmes innombrables qu’on appelle les hommes… » Elle se montre elle-même comme détachée d’un soleil ardent et travaillant depuis des années à se refroidir ; mais en réalité, dans l’ordre des affections terrestres, on ne voit pas ce qui occupe cette âme. On dirait une activité solitaire sans aliment, une roue qui tourne perpétuellement dans le vide, et, à défaut d’affections humaines, cette ardeur, tournée vers la religion, devient un