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propres volontés, incapables de sentir si c’étaient les bons ou les mauvais instincts qui régnaient en eux. Et leurs impuissances étaient devenues leur idéal : ils se faisaient un mérite de ne regarder que du côté des conséquences qui découlent des actes, de ne tenir pour un mal que ce qui est malfaisant, pour un bien que ce qui fait du bien, ce qui est avantageux. Avec un degré de cécité que l’antiquité elle-même avait à peine connu, le siècle était allé se rejeter, à deux mille ans et plus en arrière, au fond de la fausse éthique du paganisme, de cet étrange contre-sens qui fait consister la perfection morale à traiter chaque être et chaque objet suivant leur valeur, c’est-à-dire à connaître exactement la valeur des choses pour ne placer son estime que là où il y a des bénéfices à espérer. Les moralistes du jour, c’étaient des disciples de La Rochefoucauld qui enseignaient à bien savoir que l’égoïsme et la vanité sont les seuls sentimens naturels, ou c’étaient des docteurs comme Saint-Réal, qui travaillaient à moraliser le pays en le débarrassant de ses admirations déplacées et de ses respects hors de propos. Les saints du jour, c’était Voltaire, que l’on conduisait au Panthéon, ou l’Arétin, dont on publiait le portrait avec la légende : Divus Arctinus, flagellum principum. S’il avait été lui-même ce qu’il devait être, nul ne s’en inquiétait : il avait flagellé les princes, il avait haï et attaqué ce que le siècle regardait comme malfaisant; donc il méritait l’apothéose. C’est ainsi que le siècle avait changé en une fatalité d’esclavage ce qui est le principe même de toute émancipation; c’est ainsi qu’il avait rendu inévitables la servitude et la violence en s’obstinant à mettre sa confiance dans l’intelligence, qui sait prévoir le profit et la perte, au lieu de la mettre dans la conscience, qui sait imposer des freins et des obligations. Lors même qu’il prônait la justice, la probité, l’amour de la vérité, comme il aimait fort à le faire, il n’entendait point parler de ces dispositions intérieures qui nous portent à nous abstenir nous-mêmes du mensonge et de l’injustice; il ne s’occupait point des sentimens qui doivent se trouver dans l’âme des hommes et sous l’inspiration desquels il faut les laisser libres de penser et d’agir comme des créatures responsables. Loin de là, l’amour de la vérité, comme on l’entendait alors, c’était l’amour d’une certaine opinion et la résolution de l’accepter seule comme la vérité; la justice et la vertu, c’était la pratique d’un certain procédé et le dévouement à un certain système, le fait de croire à cela et rien qu’à cela, de vouloir cela et rien que cela.

Tous ces jugemens, la chose est à craindre, paraîtront bien sévères, et l’on nous reprochera de montrer bien peu de respect pour les glorieux principes de 1789. — Les principes de 1789 sont entièrement hors de cause ici, et il nous semble qu’on en a fâcheusement